La littérature entretient un rapport si particulier avec les corps, qu’un pan entier, noir, angoissant, mais aussi terriblement addictif de cette production, se consacre depuis plus de 150 ans désormais, et dans des textes de plus en plus trash et saignants, à la découverte de qui a été tué, découpé, dispersé et en regard, par qui, pourquoi, voire précisément comment. Il ne serait donc pas surprenant que l’essai à « haute teneur cadavérique » et cependant fort sérieux de Sue Black, Gravé dans l’os, qui parait en ce bucolique mois de mai aux Éditions Actes Sud, ravisse autant les amateurs de polars que les lecteurs curieux de science sans oublier bien sûr les fans de séries de genre ou autres cold cases.
Pourtant, dans ce livre, la fiction est bien loin derrière nous et apparaîtrait même comme une activité relativement vaine et inutile quand on entend Sue Black, presque qu’au terme de sa carrière d’anthropologue médicolégale, nous présenter cette discipline professionnelle et les innombrables enquêtes auxquelles elle a pris part. Un des premiers mérites de cet ouvrage est en effet de nous permettre de faire une distinction, trop souvent négligée, entre Anthropologie médicolégale et Médecine légiste, deux disciplines essentielles à la mise au jour de la vérité des scènes de crime ou de mort violente, complémentaires mais toutefois fort différentes. Là où le médecin légiste s’affirme comme spécialiste des tissus mous et donc s’intéresse prioritairement, au travers de l’autopsie, aux causes immédiates de la mort, l’anthropologue médicolégal est un spécialiste du squelette, donc des os et de leur histoire, et se présente comme un analyste du corps humain sur la longue durée (enfin, ici sur la durée parfois fort courte de la vie des pauvres victimes !).
« La tâche de l’anthropologue médicolégal est de lire la partition du squelette. Pour filer la métaphore, il est comme la tête de lecture suivant les sillons d’un vinyle: il recherche dans les os des petits bouts de souvenirs corporels — autant d’éléments composant la bande-son d’une vie— inscrits en cet endroit il y a bien longtemps. L’expert s’intéresse à la manière dont une vie a été vécue et à celui qui l’a vécue dans l’objectif de la raconter et peut-être de retrouver le nom du défunt. »
─ Sue Black, Gravé dans l’os
Car vous allez le découvrir dans cet ouvrage fascinant, notre vision du squelette a bien besoin d’être nettoyée, si j’ose dire, sachant que nos spécialistes es os passent effectivement beaucoup de temps à mettre aux propres les fragments qu’on leur confie afin de pouvoir y lire l’histoire de celui qui, il y a peu, en était constitué. Non, le squelette n’est pas seulement ce qui reste quand le corps s’est décomposé, ou ces grands puzzles tragi-comiques de nos salles de biologie. Notre squelette est véritablement vivant, en quelque sorte autant vivant que nous, et nos os enregistrent des informations aussi incroyables que nos régimes alimentaires successifs, nos addictions, mais aussi nos postures privilégiées ou nos moments de stress.
Racontant avec une froideur et un humour très british, nombres d’anecdotes passionnantes et dignes de la meilleure littérature policière, Sue Black nous fait pénétrer le quotidien d’une anthropologue médicolégale et nous montre combien son regard de spécialiste des os complète de manière indispensable et indépassable les compétences du médecin légiste « classique ». Nous suivons donc celle qui se définit comme une « petite écossaise presbytérienne » dans des enquêtes que nos Sherlock Holmes, Harry Bosch ou autre Kurt Wallander ne renieraient absolument pas. Nous la voyions avec stupéfaction prendre l’avion avec deux têtes dans des glacières (une autre époque !!), filer à Doha pour rencontre César et participer à l’enquête qui conduira au rapport sur les preuves concernant la torture et l’exécution des personnes incarcérées par le régime d’Assad, témoigner à la barre d’une salle d’audience afin de décider si un corps a ou non été décapité intentionnellement, ou redonner enfin un nom à un cadavre depuis trop longtemps anonyme.
Cette recherche continue et absolue de la vérité grâce au squelette est possible parce que, contrairement à ce que nous pourrions croire, nos os continuent à enregistrer après la naissance nombre d’informations physiques ou chimiques, à parachever des processus biologiques complexes programmés par nos organismes et dont le terme se situe parfois à des âges avancés, et surtout parce qu’ils constituent une matière beaucoup plus pérenne que les tissus mous et donc particulièrement adaptée aux déterminations post mortem survenant sur des corps en décomposition avancée, voire très anciens.
Parcourant les parties de notre corps les unes après les autres en autant que de chapitres nécessaires, Sue Black organise sous nos yeux ébahis un « voyage au centre du corps humain » qui ravit notre intelligence et notre chromosome de thriller addict ! L’humilité de cette professionnelle de renommée internationale surprend tant la grande scientifique semble se cacher derrière l’enseignante passionnée ou la simple mère de famille traditionnelle qu’elle se plait à camper. Mais si les os enregistrent ce qui se passe dans nos corps c’est au détour d’une page que Sue Black nous surprend une ultime fois en nous racontant l’agression dont elle fût victime à 9 ans et « grâce » à laquelle, sans doute, elle fût peut-être particulièrement attentive à d’étranges marques de Harris ( des différences de densité osseuses détectables uniquement aux rayons X ) discernables sur les os d’un petit garçon qui s’était suicidé et dont elle comprit qu’elles traduisaient le stress traumatique généré par les agressions sexuelles répétées d’un grand-père sur son petits-fils et dont seuls les os, désormais, étaient capables de dire l’histoire tragique.
Alors plutôt qu’un polar sur la plage cet été, troquez la fiction pour la vérité scientifique et partez avec le fascinant ouvrage de Sue Black, une grande dame de l’anthropologie médicolégale doublée d’une formidable conteuse !