[dropcap]V[/dropcap]oyant des symboles cryptés partout dans la pop, et dans la musique en général, j’ai découvert Tame Impala sur un quiproquo, quelques mois après la sortie de Currents (2015). J’étais persuadé que ce nom faisait référence à la voiture dans la séquence d’ouverture du film de Nicolas Winding Refn, Drive (2011). Je trouvais ça trop cool. Trop cool qu’un groupe choisisse ce nom. Sauf que, non, pas du tout. La voiture en question est une Chevy Impala et Tame Impala a sorti son premier album en 2010, avant la sortie du film…
Revoyons la scène au ralenti, celle de la propulsion de Tame Impala dans les hautes sphères de la pop mondiale.
Depuis, je me suis rendu compte de cette erreur et j’ai largement eu le temps de creuser le sillon australien, car six années se sont écoulées entre Currents et The Slow Rush. Pour participer à cette éloge salutaire de la lenteur, revoyons la scène au ralenti, celle de la propulsion de Tame Impala dans les hautes sphères de la pop mondiale.
Car, en mars 2019, Kevin Parker, le leader du groupe, demandait encore Patience, titre diffusé à ce moment et annonçant la sortie d’un album, sans date encore déterminée alors. Ce morceau ne figure finalement pas sur l’album. Et puis, pour tout dire, « tame impala » signifie « antilope apprivoisée », l’apprivoisement de l’animal le plus rapide au monde…
Tame Impala, c’est essentiellement le projet de Kevin Parker, chanteur, multi-instrumentiste et producteur. Y compris sur le premier et déjà très bon Innerspeaker (2010), sur lequel il est seulement accompagné par Dom Simper à la basse, à la guitare et aux effets sonores. La production présente d’évidentes influences psychédéliques de la fin des sixties, une façon de percevoir la création en studio comme un jeu de pistes pouvant aboutir à une cathédrale symphonique à la manière, exemples évidents, d’un Brian Wilson des Beach Boys ou des Beatles époque Revolver.
Cependant, chez Tame Impala le son est très rêche, limite lo-fi. C’est aussi une des caractéristiques du psychédélisme pur : une immersion dans la matière sonore, aussi douloureuse soit-elle en terme de fréquences et de décibels. Sur le Tame Impala de 2012, Lonerism, le son est moins rêche, beaucoup plus propre. Kevin Parker est cette fois-ci totalement seul à la barre, composant pratiquement tout, jouant de tous les instruments et assurant les parties de chants caractéristiques : une voix dans les aigus très prenante, la plupart du temps altérée par des effets, un à plusieurs à la fois : écho, delay, reverb, compression…
Avec Lonerism, Kevin Parker remporte en 2013 les récompenses les plus courues des ARIA Awards, l’équivalent des Grammy Awards en Australie : « Meilleur groupe », « Album de l’année » et « Meilleur album rock »…. Il a entre-temps réalisé une production en duo avec la chanteuse Melody Porchet, l’album Melody’s Echo Chamber, également sorti en 2012. Ce disque est d’une légèreté pop électrique lumineuse, sans être exempte de recherches bruitistes, très intimiste aussi, parce que beaucoup moins surchargé en superposition de pistes.
Le prodige de la manipulation en studio (et sur scène) exploite à nouveau ses dons d’ubiquiste sur Currents publié en 2015. L’esthétique de Tame Impala y est toujours aussi bordélique, par contre le son est maintenant parfaitement maîtrisé. Currents est un joyau en terme de production, d’arrangements, de manipulations de pistes, de trouvailles sonores et mélodiques. Plus fort, Currents contient un groove imparable, une disco mutante qui fait fondre la colle des boules à facettes. Et ce, toujours dans un esprit de remise en question permanente. Le titre Let It happens décroche aux deux tiers de son parcours en se mettant en boucle sur lui-même, comme si le CD était rayé, puis déboule un son de guitare compressé phénoménal, dantesque.
C’est à peine croyable, Kevin Parker sait parfaitement reproduire ce son sur scène (en tous cas à la Route du Rock de 2019). Tame Impala opère une razzia en règle aux ARIA Awards de 2015 : « Meilleur groupe », « Album de l’année », « Meilleur album rock », « Meilleur ingénieur du son », « Meilleur producteur » et « Meilleure performance scénique ».
Avec Lonerism et Currents, Kevin Parker dépasse les sphères de l’indie-pop pour atteindre le grand public à l’échelle mondiale. Les grands noms des milieux r’n’b/pop/hip-hop de la planète ont approché le producteur et multi-instrumentiste prodige.
Dès 2014, Kendrick Lamar, le rappeur new yorkais a retravaillé les pistes de Feels Like We Only Go Backwards, titre issu de Lonerism, pour Backwards inclus dans la bande originale du film Divergent. Rihanna s’est entichée d’une reprise pratiquement identique de New Person, Same Old Mistakes de Currents, enregistrant sa voix sur le mêmes pistes pour le titre Same Ol’ Mistakes sur son album ANTI (2016). Chose assez amusante, les autres morceaux de l’album de Rihanna sont chacun crédités à trois et même à une bonne demi-douzaine d’auteurs-compositeurs. Pour Same Ol’ Mistakes, un seul et unique nom apparaît : Kevin Parker.
Il a aussi collaboré avec Lady Gaga (et avec son producteur Mark Ronson) sur le très dispensable (pour ne pas dire à éviter) Perfect Illusion en 2016. Lady Gaga semblait tellement croire au tube universel qu’elle se démenait sans compter dans le clip tournée pour l’occasion (dans le clip l’Australien danse et frappe quelques fûts de batterie pour bien visualiser le featuring…).
Kevin Parker a apporté sa contribution sur deux titres de l’album Ye de Kanye West en 2018 : Violent Crimes et Ghost Town (non crédité, mais avéré selon l’intéressé). Theophilus London, autre rappeur new-yorkais, et Kevin Parker ont publié deux titres en duo, Only You (2018) et Whiplash (2019), titres qui font, à l’instar de Daft Punk, un grand retour à un son pop électro funk, façon Michael Jackson époque Off The Wall.
Outre ces nombreux featurings, Kevin Parker a apporté son savoir-faire à la production des deux derniers albums de Pond, dont font partie ses vieux potes Nick Allbrook et Jay Watson, qui l’ont accompagné sur scène pour y rejouer ses délires de studio créés en solo. Il a produit les albums de Pond The Weather (2017) et Tasmania (2019). Ce dernier était l’album à se mettre sous la dent en attendant celui de Tame Impala qui tardait sérieusement à venir.
Chez Pond, il y a notamment la présence de la voix, également dans les aigus, de Nick Allbrook, peu filtrée celle-là. Tasmania est passionnant de bout en bout. Le psychédélisme est toujours présent, mais dans une approche plus symphonique de la matière musicale, doublée d’un sens rythmique pop-funk imparable, sans oublier, surtout pas, l’onirisme latent qui porte les titres à leur climax. Tasmania est en quelque sorte la synthèse impossible entre les développements exubérantes du rock progressif des seventies et le format pop court ses eigthies, ses riffs synthétiques incluses. Les jams sessions semblent bénéficier d’un traitement électronique, où toute séquence peut elle-même devenir un sample. Tasmania de Pond est un chef d’œuvre en matière de production : un son clair, puissant, dynamique, qui prend les tripes et touche au cœur.
Ma stupeur fut profonde à la lecture sur Mowno de l’article « Les disques qui ont changé leur vie« . Nick Allbrook de Pond répondait :
Je dirais un album de CAN, Tago Mago, car il a considérablement changé ma perception de la musique. Je l’ai découvert à l’époque où Tame Impala et Pond démarraient vraiment, nous habitions tous dans la même maison (…) À la base, on était à fond dans des groupes comme Cream, Led Zeppelin, Jimi Hendrix, etc… Puis on a découvert CAN, et ça a considérablement changé les choses puisque ça nous a instantanément ouvert des portes : l’abstrait, le funk, le groove, l’intérêt de la répétition plutôt que les solos…
Cette bande d’Australiens absolument passionnante partageait le même intérêt que moi pour ce groupe allemand des seventies, encore trop méconnu, auquel j’ai consacré un livre entier (CAN, Pop-Musik, éditions Le mot et le reste, 2013). J’étais finalement extrêmement content d’avoir mal compris le nom d’un modèle de voiture dans un film, la Chevy Impala de mon introduction.
Le premier album pour lequel il cesse de faire croire à la presse que Tame Impala est un groupe de plusieurs musiciens.
[dropcap]M[/dropcap]ais alors ? Qu’en est-il du nouveau Tame Impala, The Slow Rush ? La réponse est un peu dans les paragraphes précédents : The Slow Rush ne peut avoir l’exubérance de Tasmania. Tame Impala est un projet solo de Kevin Parker et ne tient qu’à sa seule énergie créatrice. Rassurons-nous tout de suite, elle est bien là, intacte. Et Kevin Parker continue à mettre au défi l’esprit catégorique de tout chroniqueur par des constructions enchevêtrées.
Quelques titres possèdent des fondations (presque) simplement répétées sur toute leur durée, sans pour autant offrir de réelle stabilité : One Track, Is It True, Lost In Yesterday, Borderline et It Might Be Time. Ces trois derniers sont les fleurons de l’album, mais Lost In Yesterday et Borderline ne bénéficient pas de l’effet de surprise puisqu’ils ont déjà été révélés il y a quelques semaines et mois. Lost In Yesterday est sans doute le titre qui reste le plus dans l’esprit de l’album Currents.
Borderline et It Might Be Time sont les plus marquants en terme de groove. Borderline installe une rythmique simple impeccable façon Billie Jean, refrain en voix dédoublée à vous soulever le cœur. It Might Be Time démarre en évoquant brièvement la fameuse ligne de clavier de The Logical Song de Supertramp puis tricote et détricote le thème, vaguement repris, complètement perverti par une batterie tonitruante digne des grandes heures du Big Beat. It Might Be Time en est déjà un exemple, sur pratiquement tout l’album, Kevin Parker s’amuse à déconstruire et trituré ses créations une fois lancées.
Posthumous Forgiveness démarre comme de la soul à la Isaac Hayes et nous berce effectivement l’âme. Arrivé aux deux tiers de sa durée, il bascule dans un univers onirique, magnifique, un morceau dans le morceau qui aurait largement pu bénéficier de sa propre plage. Breathe Deeper flirte avec la mélasse r’n’b, plombé par une ligne de piano impersonnelle. Il demeure néanmoins dansant… Jusqu’à ce Kevin Parker casse le code, là aussi aux deux tiers, pour rattraper un bon groove bien senti à base de séquenceur techno Roland 808.
Tommorow’s Dust évoque une hybridation entre Tame Impala, Kings Of Connivence et un autre grand multi-instrumentiste, Shuggie Otis, par ses boîtes à rythmes, sa guitare acoustique. Il est perverti par une guitare compressée. Le titre se termine sur une prise de son hors-champ, comme si l’on était passé dans la pièce d’à côté où papote une femme.
Le court Gimmer, sans parole, aux accents eurodisco semble faire office d’interlude, ou bien de morceau de remplissage pour obtenir douze titres comme les douze mois de l’année. Autre pied de nez au temps qui passe, le livret du CD est en effet un calendrier sur lequel les paroles sont manuscrites…. Un calendrier de l’année 1992, identique à celui de l’année 2020.
Les sept minutes de One More Hour sont une mini-symphonie que tout groupe progressif de la seconde moitié des seventies aurait rêvé de développer sur une face entière de vinyle : au-delà des vingt minutes. Une même ligne de clavier à la Supertramp et des relents de Pink Floyd période grotesque assoient ce néanmoins très beau titre. Les parties vocales alternent avec les attaques aux claviers. Puis la voix et la batterie gagnent le combat, lancées dans un slow que l’on aurait aimé sans fin. One More Hour se termine sur un fade out, un baissé de rideau aussi discret qu’impromptu. Kevin Parker n’a manifestement pas tout dit.
Si The Slow Rush n’a ni l’exubérance ni l’efficacité de Currents ou de Tasmania de Pond, il est loin de révéler tous ses atouts, même au bout de plusieurs écoutes acharnées pour en disséquer la moelle. On pourrait même dire que Kevin Parker fait une erreur classique de débutant en essayant de tout dire sur un seul album.
The Slow Rush est en effet le premier album pour lequel il cesse de faire croire à la presse que Tame Impala est un groupe de plusieurs musiciens.
[divider style= »dashed » top= »20″ bottom= »20″]
[one_half]
The Slow Rush – Tame Impala
Modular Recordings – 14 février 2020
[mks_button size= »small » title= »Site web » style= »squared » url= »https://official.tameimpala.com/ » target= »_blank » bg_color= »#f5d100″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fas fa-globe » icon_type= »fa » nofollow= »0″] [mks_button size= »small » title= »Facebook » style= »squared » url= »https://www.facebook.com/tameimpala » target= »_blank » bg_color= »#3b5998″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fab fa-facebook » icon_type= »fa » nofollow= »0″] [mks_button size= »small » title= »Instagram » style= »squared » url= »https://www.instagram.com/tame__impala/ » target= »_blank » bg_color= »#9B0063″ txt_color= »#FFFFFF » icon= »fab fa-instagram » icon_type= »fa » nofollow= »0″] [mks_button size= »small » title= »Twitter » style= »squared » url= »https://twitter.com/tameimpala » target= »_blank » bg_color= »#00acee » txt_color= »#FFFFFF » icon= »fab fa-twitter » icon_type= »fa » nofollow= »0″]
[/one_half][one_half_last]
[/one_half_last]
[divider style= »dashed » top= »20″ bottom= »20″]
Image bandeau : Abby Gillardi / CC BY