Il y a des êtres vivants qui peuvent connaitre plusieurs existences, des vies qui basculent d’un coup, au profit d’une nouvelle destinée. Comme si le passé s’effaçait, que l’évolution brutale engendrait une nouvelle enveloppe. Il en va de même pour la musique, des groupes qui traversent les âges avec une constante progression et, d’un coup, se métamorphosent sous les traits d’une philosophie novatrice.
C’est le cas pour The Notwist, formation allemande qui entama en 1990 une épopée rageuse puis, en 1998, l’absorption en son sein d’un nouveau compère, formata des idées insolites où s’enclenchèrent des accointances parallèles avec les confrères de Blonde Redhead : une pop curieuse et mélancolique. Shrink et l’arrivée de Martin Gretschmann allaient profondément changer la donne, plus ou moins amorcée par 12, album charnière, lorgnant dans le rétroviseur d’un passé honorable mais convoitant surtout un exaltant futur.
Sur sa lancée, The Notwist parvenait à conquérir un public plus touffu grâce à l’indispensable Neon Golden, sorti en 2002 et salué autant pour sa capacité à rameuter que sa propension à infuser des mélodies sublimes. Avec des arrangements soyeux et quelques cordes en plus, The Devil, You + Me (2008) nous rappelait au bon souvenir de nos amis. Close To The Glass parvenait à exploser totalement les lignes, les folles expérimentations devenant encore plus osées. Le rock cérébral et émotionnel me prenait par surprise (et retardement). A son sujet, j’écrivais le 29 Novembre 2014 : « Selon l’expression consacrée, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Nouvel album des allemands de The Notwist. Huitième album après cinq trop longues années d’absence. Une pochette à dominance orange fluo et une galette qui, après une écoute sans doute trop rapide, m’aura laissé perplexe sur la prédominance des assemblages étranges, les dislocations audacieuses pour ne pas dire casse-pipe. On sait que le groupe a su évoluer du rock alternatif le plus basique mais toujours inspiré à une « électronification » de ses structures. En 2014, l’heure est à l’amplification des expérimentations sonores »
Et depuis ? Quasiment rien à se mettre sous la dent, à l’exception d’un recueil d’instrumentaux inédits (The Messier Objects), un live enregistré en 2015 à Leipzig (Superheroes, Ghostvillains & Stuff)… auxquels j’ajoute une oreille attentive du côté de Lali Puna.
Alors forcément, quand le messager notifia un retour aux affaires, il fallait en déduire la réduction au simple trio et, par voie de conséquence, une logique de fin d’aventure consommée finalement depuis des plombes pour l’artificier Martin Gretschmann. Pour ajouter au changement énoncé, exit l’écurie City Slang et bonjour l’équipe de Morr Music (label connu par mes services pour son excellent catalogue, fourni notamment de chouchous Islandais) Autant d’éléments pointant la petite secousse attendue avec « appréhension ». La nouvelle production programmée en ce début de millésime 2021 allait-elle bouleverser les compteurs au point d’ouvrir une troisième époque pour les frères Acher et leur acolyte Andi Haberl ?
La réponse ne se fera pas attendre. Vertigo Days est d’apparence nébuleuse (voir la pochette du disque) et composé de quatorze titres qui s’enchainent tel un fil conducteur mené par un dj. L’appréciation se fera d’ailleurs sur la globalité. Il faut dire que l’ensemble est émouvant, trépident et subtile. Les collaborations multiples apportent ce cachet exprimé de la sorte.
« Nous voulions remettre en question le concept de groupe en ajoutant d’autres voix et idées, d’autres langues afin de brouiller l’idée de l’identité nationale »
En cela, leur neuvième album studio peut se vanter d’une portée universelle, outre un ressort considérable en direction de l’excellence façonnée au bénéfice des années d’exercice.
A propos des composantes proprement dites, je confesse m’être totalement liquéfié à l’écoute des charmes irradiants de la piste 11. Nights Too Dark ou 2 minutes et 55 secondes de pure mélancolie. Au terme de cette berceuse imprégnée de spleen j’ai eu un flash, la vision sur l’écran familial en compagnie de Rémi Sans Famille, Silas ou d’autres programmes jeunesse pas forcément hyper joyeux. C’est peut-être cette éducation qui m’a poussé comme mes camarades à vouer une admiration pour les airs affectés, attirés que nous sommes par l’irréversible cafard, les ritournelles attachantes qui vous obsèdent d’autant plus en cette période où la carence de tendresse fait des ravages. Nights Too Dark nous sert des arpèges comme une maman vous serre dans ses bras et rien que pour cette sensation, l’album est un summum du genre. J’aurais presque l’envie de m’arrêter ici, à l’évocation de ce coup de cœur instantané et d’inciter l’auditeur à découvrir par lui-même les autres vertiges qui composent la belle œuvre. Je vais tout de même m’imposer un descriptif dithyrambique.
Après une introduction aux roulements intrigants (Al Norte) la rupture brutale nous mène vers les effets scintillants d’Into Love Stars. Accélérations hypnotiques doublées de l’emprunte voilée de Markus Acher afin de poser les échafaudages destinés à tapisser la structure d’une exploration combinant des airs bileux à une tentation de krautrock langoureux. A ce titre, Exit Strategy To Myself parvient à superposer les couches électro-synthétiques , histoire de nous faire sombrer dans une transe irréversible. Dans la foulée, Where You Find Me est l’évidence qui n’aurait pas dépareillé en plein cœur de Neon Golden, la fragilité exigée, une fois n’est pas coutume, comme vecteur de puissance sensorielle.
Comme indiqué dans mon avant-propos, l’originalité de la nouvelle mouture réside en partie du fait d’une force de frappe nourrie de collaborations floquées aux crédits. On notera à ce titre, les dimensions japonisantes de Ship (sublimé par les espiègleries de Saya, échappée de Tenniscoats)… Les bifurcations sur un groove léthargique de Ben LaMar Gay, interprète dont le flow chaud flirte avec l’ombre des flammes (Oh Sweet Fire)… Un débarquement également Argentin sur la frénétique irruption de Juana Molina (Al Sur) et pour fignoler l’achèvement délicat, c’est la rencontre au contact de la bande cuivrée Zayaendo qui balance un torrent de frissons.
Pour ne pas froisser mon inventaire, je n’occulte pas de mon propos les interludes musicaux décochés à point nommé, mais surtout la douceur contemplative de Sans Soleil, l’épanchement finement menés et sa montée de sève (de rigueur) pour Loose End… Les aspérités tribales et dérivations d’un jazz hanté sur les parfums obsessionnels d’Into The Ice Age…
Bref, un condensé affiné par le talent intact et touchant de ses auteurs. Une véritable leçon de musique inventive et charnelle !
Vertigo Days – The Notwist
Morr Music – 29 Janvier 2021
Image bandeau : Gerald von Foris