Le bal des oiseaux, Les ronds de carotte, Le jour du poisson : le tour de chauffe
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]ur ses trois premiers albums, Thomas Fersen est un jeune auteur-compositeur-interprète, comme on dit dans la chanson française, parmi d’autres, mais il se distingue déjà par sa fantaisie maîtrisée, qui agit comme un coup de fraîcheur sur la scène hexagonale. C’est Vincent Frèrebeau, patron du label Tôt Ou Tard qui héberge contractuellement le nouveau venu, et qui produit lui-même ces disques, dont le son est encore assez sage. Le premier album, Le bal des oiseaux (1993), est marqué par le titre éponyme qui reste à ce jour son morceau le plus connu. Il deviendra, auprès d’un certain public, la matrice indépassable qui fera négliger à celui-ci tout intérêt pour la suite des événements. Un peu comme ce qui aurait pu advenir pour un autre nouveau venu, singulièrement la même année et avec un intitulé très proche, Dominique A avec Le courage des oiseaux.
Le côté taquin, relax et mélodique fait déjà mouche, et prolonge son effet dans Les ronds de carotte (1995). Un album urbain, où les références à Paris, et plus particulièrement ses cafés (Wepler, café de la Paix), la Seine et ses ponts (Mirabeau, Alexandre III, Pont-Marie, Bir-Hakeim) abondent. Cet ancrage capital précis n’empêche pas un morceau consacré aux ravages causés par un cyclone aux Antilles en 1989 (Hugo, inutilement servi en deux versions). Les paroles sont donc arrimées à une réalité concrète, dans la tradition Rive Gauche dont il se détachera plus tard en donnant une place bien plus importante à l’imaginaire. Musicalement, c’est le piano de Cyrille Wambergue qui domine les débats en ourlant joliment les mélodies de Fersen pour de bien belles réussites (le haïku Louise, Un temps de chien et ses sifflotements catchy, Pommes pommes pommes, Un parapluie pour deux).
Le jour du poisson (1997), intitulé qui adopte la même forme grammaticale possessive et plan-plan que les deux précédents, montre que la formule commence à tourner en rond. Les quatre premiers morceaux sont des exercices de style, respectivement tzigane, jazz, afro-cubain et tango, et les disques qui balayent les genres de manière quasi-méthodique sont rarement réussis. Celui-ci ne fait pas réellement exception à la règle, d’autant que Vincent Frèrebeau atteint ses limites de compétence en termes de « direction artistique », réussissant à rendre presque plats les pourtant entraînants et colorés Papillons, troisième titre du disque. Tout n’est pas à négliger, certes, du tonique Bijou à la valse Je suis devenue la bonne en passant par le tendre La blatte, mais il était temps, désormais, d’introduire du neuf.
Thom4s Fersen, Pièce montée des grands jours, Le pavillon des fous : l’apogée ?
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]ette triplette, qui est fréquemment considérée comme l’acmé de l’inspiration de Thomas Fersen, débute en effet avec un saut dans le vide qui se révèle être un pas en avant. L’entame de Thom4s Fersen (1999), Irène, débute dans une ambiance de fond composée d’un orgue et de percussions répétitives qui vont soutenir le morceau tout du long, puis une fanfare morne précipitant sa musique dans la modernité. C’est une déclaration d’intention d’une ambition qu’on ne retrouvera pour ainsi dire plus dans les œuvres postérieures. La pochette en porte aussi la marque, le visage du chanteur étant masqué par un étui : l’album s’aborde avec un sentiment d’étrangeté. Musicalement, la facture demeure acoustique, mais les arrangements sortent des carcans de genres qui pénalisaient Le jour du poisson pour prendre de l’altitude, le rôle de Joseph Racaille étant manifestement majeur dans cette affirmation. La mandoline sicilienne des Malheurs du lion, les envolées de contrebasse de La chauve-souris et le parapluie et le menuet de Monsieur sont animés par la verve ironique d’un Fersen très inspiré, et deviendront des passages obligés en concert. Le dernier des trois inaugure la lignée des personnages effrayants dépeints sur une musique guillerette, qui courra ensuite de disque et disque.
Les deux CD suivants révèlent un artiste au sommet de son art, qui a manifestement trouvé son style et son rythme de croisière. Là aussi, le morceau inaugural de Pièce montée des grands jours (2003), Diane de Poitiers, est révélateur : Thomas Fersen débite son histoire abracadabrante sur un rythme soutenu, l’énergie est constante et irrigue les pièces suivantes. Il délaisse les rivages de la chanson un peu Rive Gauche telle qu’il la pratiquait auparavant en la mâtinant de pop, de rock et de folk pour un résultat emballant. Pour cela, il s’appuie principalement sur son nouveau fidèle lieutenant Pierre Sangra, qui s’empare de tous les instruments dont les cordes se pincent : guitare, banjo, charengo, ukulélé, guitare slide, basse ou mandoline. Les orgues, Hammond surtout, entre les mains de Cyrille Wambergue puis de Christophe Cravero, sont les autres grands vainqueurs de cette nouvelle étape, instillant un peu de groove dans son programme. Le groupe se permet de laisser tourner des motifs instrumentaux qu’il développe patiemment sur la longueur (Rititi Ratata, le planant Cosmos) : ça aussi, c’est inédit. Et puis, Thomas Fersen entame sa série de semi-concept albums (le thème général concerne à chaque fois une partie des morceaux seulement), avec la boustifaille sur Pièce montée des grands jours, (dont la pochette le montre assis une tête de porc sur les genoux sur fond de nappe vichy rose) et la déviance psychique sur le bien nommé Pavillon des fous (2005).
A ce petit jeu, les réussites abondent, du roué Chat botté au véloce Mon macabre, du rêveur Mon iguanodon avec ses chœurs d’église à Pièce montée des grands jours, chantée en complicité avec Marie Trintignant peu de temps avant sa disparition, l’année même de la sortie de ce cinquième album. Sur le Pavillon des fous, c’est un autre duo qu’il forme avec Catherine Ringer (Maudie).
Trois petits tours, Je suis au paradis, & the Ginger Accident : briser la routine
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]out ça est bien joli, mais arrivé au mitan des 00’s, Thomas Fersen a envie de changement et d’aller voir ailleurs s’il y est. Ailleurs, et plus précisément à Montréal, chez son alter ego québecois Fred Fortin, avec lequel la rencontre a donné lieu à un coup de foudre artistique. C’est le chanteur du Lac Saint-Jean qui réalise Trois petits tours (2008), disque dont le thème principal pourrait être résumé ainsi : « Voyage et bagages ». En sus, il y joue des instruments peu usités, même dans la Belle Province, comme la grosse caisse de fanfare des épis d’or de Saint-Maurice, l’aspirateur ou le bac de plastique retourné. Ces excentricités de forme, qui rejoignent la fantaisie de l’auteur, ne modifient pas fondamentalement, bien sûr, l’art fersenien, d’autant que Pierre Sangra assure une continuité avec les disques précédents. Trois petits tours a été un peu toisé par la critique, alors qu’il réserve de très beaux moments un peu tremblants, un peu flottants : Ukulélé, Formol, transcription du pouvoir addictif de la musique à travers un groupe composé d’un mort, d’un zombi et d’épouvantails, et Gratte-dos où Thomas Fersen, pas en reste, joue du métallophone de Pipe. Mais ce sont les deux derniers titres, Embarque dans ma valise et La malle, qui emportent le morceau. On y entend du reggae, de la musique afro-cubaine, du vieux jerk, tout ça pour nous conter, sur La malle, le trouble qui s’empare d’un type qui découvre des vêtements féminins dans une valise et finit par s’en vêtir. La pochette nous montre le résultat. « Ces froufrous d’une artiste, Danseuse au music-hall, A mon âge c’est bien triste, Ca m’a foutu la gaule » : pas sûr que ce texte coïncide avec l’image qu’ont de Thomas Fersen ceux qui ne le connaissent que peu.
Changement de décor, ou plutôt de décors, avec Je suis au paradis (2011). L’album est tel Janus : sur la première moitié (on aurait pu dire jadis la première face), notre homme se rêve en Neil Hannon français, avec piano, glockenspiel et moult cordes. On aura beau jeu de rétorquer que c’est un Divine Comedy au petit pied ou qu’Angelo Branduardi serait une comparaison plus adaptée, toujours est-il que le talent mélodique de Thomas Fersen lui permet de passer, sur Dracula, La Barbe Bleue ou Sandra, ce test fort relevé avec mention très bien. Thématiquement, les titres parlent d’eux-mêmes, il explore, sauf sur Félix Faure qui traite de l’hédonisme jusqu’au-boutiste d’un centenaire, les contes et légendes horrifiques qu’il avait pu effleurer jusque là. J’suis mort, rengaine d’un autre temps où l’orgue Bontempi semble jouer le rôle de l’orgue de Barbarie, narre l’histoire d’un homme tué par sa femme et l’amant de celle-ci et qui, une fois passé à trépas, se retrouve à travailler comme squelette dans un train fantôme. Un récit dont l’humour débridé n’exclut pas la réflexion plus profonde (« Elles sont jeunes, la mort les fait rire, Elles sont belles, la mort n’est qu’un jeu »). Passé un Mathieu dispensable, les trois des quatre derniers morceaux ont pour théâtre ce qu’on devine être la lande bretonne, ses ombres et ses mystères, et l’on connaît l’amour de Thomas Fersen pour cette région. La musique prend des teintes celtiques et lyriques : sur L’enfant sorcière entrent en scène bodhran, cornemuse et flutiaux. Une autre femme est un autre moment d’anthologie, à l’occasion duquel on apprend que la tête de la vieille momie égyptienne exposée au musée appartenait en réalité à Madame Lucienne, née à Clamart. Je suis au paradis porte finalement bien son nom si l’on s’en tient à l’état dans lequel il met son auditeur.
Pour son dernier album avant Un coup de queue de vache, l’homme au chapeau s’acoquine avec un nouveau collaborateur, Cédric de la Chapelle et son groupe The Ginger Accident, connu pour sa collaboration avec le vagabond de Bombay Slow Joe. Logiquement, ce sont les senteurs de curry qui agrémentent Mais oui Mesdames, le deuxième titre du disque (2013), mais l’album ne suit finalement pas, sur la longueur, la pente Bollywood style, ni même le rock direct qu’on avait cru entrevoir sur le liminaire Donne-moi un petit baiser. C’est à nouveau d’un patchwork que l’on profite, le disque étant toutefois marqué par une simplicité retrouvée après les enluminures parfois épiques de Je suis au paradis. Le plus beau morceau, Joe-la-Classe, sans rapport apparent avec le Slow susnommé, qui évoque par certains aspects de son texte le Chat Botté de Pièce montée des grands jours puisqu’il s’agit encore de chaussures, non plus en reptile mais en anguille (!), est un genre de doo-wop soyeux irrésistible. Une nouvelle voix féminine, moins connue que celles de Marie Trintignant et de Catherine Ringer, fait son apparition sur Qui est ce baigneur et Les femmes préfèrent et apporte sa tonalité singulière : c’est celle de Béatrice Morel Journel, chanteuse du groupe Tara King Th. Elle contribue à faire de ce neuvième album une nouvelle belle réussite.
Il ne reste plus, dans un dernier volet à suivre, qu’à évoquer le dixième album récemment paru.
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Retrouvez le premier volet de « Thomas Fersen la preuve par 10 ».