Je sais, vous allez vous dire : ça y est, il a le casque complètement pété ce coup-ci. Alors qu’il sort des nouveautés à la pelle, plus meilleures les unes que les autres, il s’en va parler d’un disque dont personne, à part lui, n’en a à foutre. Un truc sans paroles, avec que de la musique et étiqueté intellectuallo-inaccessible parce que rempli de les notes bizarres qui font de la pseudo-musique qu’on comprend rien au final. C’est d’autant plus débile que le disque est sorti en 2013, n’a bénéficié d’aucune pub et qu’effectivement, après écoute : on s’en fout royalement.
Et pourtant, non. Ok, il est rare de parler en ces lieux de jazz, encore moins d’un disque sorti il y a deux ans et accessible aux seuls puristes du genre. Mais si on veut bien poser son séant sur la banquette pendant 36 minutes, accepter de se plonger dans une musique dite exigeante, bref, pour qui veut vraiment s’en donner la peine, Tribal Ghost, du quintette John Tchicai, Charlie Kohlhase, Garrison Fewell, Cecil McBee et Billy Hart, est une merveille.
Pour la petite histoire, John Tchicai, saxophoniste en son temps d’Albert Ayler et Coltrane (avouons que ça pose son homme) enregistre en 2006 avec Charlie Kohlhase (saxo) et Garrison Fewell (guitare) Goodnight Songs, double album de Free intimiste et exigeant. En 2007, invité en résidence à The Birdland, mythique club de jazz New-Yorkais, il conserve le même trio pour les concerts à venir mais, selon les exigences du tourneur, ajoute une section rythmique en la présence de Cecil McBee à la basse et Billy Hart à la batterie. Enregistré sur deux soirs, le 9 et 10 février 2007, Tribal Ghost est, malheureusement, l’ultime témoignage du saxophoniste Danois en concert (il décédera à Perpignan en 2012). L’ultime certes mais probablement un des plus beaux disque de jazz sorti cette décennie.
Avant d’entrer définitivement dans Tribal Ghost, sachez que sur les quatre morceaux présents sur le disque, trois sont signés Fewell (le dernier est signé Tchicai) et deux font partie de Goodnight Songs. Pour différencier les saxos, Tchicai joue sur l’enceinte gauche, Kohlhase la droite. Autrement, coupez votre téléphone, mettez les animaux et les mômes en garde, votre femme à la vaisselle, votre homme au garage, fermez les yeux et laissez-vous transporter par ce très grand disque.
Laissez, et ce dès les première secondes de Tribal Ghost, cette guitare s’exprimer tout en retenue sur un mode blues/jazz voire soul. Laissez les saxophones l’accompagner d’abord en retrait jusqu’à ce qu’enfin Kohlhase prenne le contrôle du morceau. Admirez la rythmique toute en subtilité, discrète, légère, à l’écoute du moindre mouvement, changement de ton du trio. Laissez Tribal Ghost monter doucement, vous happer progressivement, laissez-vous surprendre par la finesse de ce jazz étiqueté avant-garde mais d’une accessibilité remarquable puis laissez tomber une bonne fois pour toutes vos défenses au second morceau, The Queen Of Ra. Pour ceux qui parviendront à écouter le morceau dans sa forme originelle (sur Goodnight Songs donc), vous remarquerez toute la finesse de l’apport de la section rythmique. Celle-ci permet au trio de pouvoir largement improviser, au morceau d’avoir une dynamique complètement différente (plus soutenue, moins intime mais sans rechercher la performance pour autant) et de s’élever à des hauteurs vertigineuses.
Pour les autres, de toutes façons, ça n’a aucune importance. Une fois la première face terminée, parce que Tribal Ghost n’est sorti jusque là qu’en vinyle, il ne sert à rien de lutter : l’intelligence, la finesse du jeu du quintette finissent par emporter l’adhésion. Et dites-vous que la seconde face est à l’image de la première : aussi brillante. A ce niveau d’exigence et d’exécution, dans cette façon de jouer (sobre sans vouloir se mettre en avant), il se dégage du groupe une telle synergie qu’on ne parle plus de musique mais de spiritualité. On pourrait évoquer à ce sujet The Pyramids, certains albums du Art Ensemble Of Chicago (notamment sur Llanto Del Indio et cette façon de mettre en avant les racines africaines du jazz chez ces deux groupes), Coltrane (Alice comme John), grands pourvoyeurs de spiritualité s’il en est, mais ce serait presque vain. A quoi bon évoquer en effet ces influences alors qu’il suffit juste d’écouter ce disque, se laisser séduire par sa douce complexité, sa fluidité, sa grande spiritualité, s’ébahir en présence d’un album où chacun est attentif à l’autre, où les égos sont mis de côté dans un seul but commun : celui de délivrer une musique hors norme et intemporelle.
Et c’est bien là justement le miracle de Tribal Ghost : parvenir à transcender ses musiciens pour toucher à l’atemporalité.
Dispo exclusivement en vinyle chez NoBusiness Records