Les bateaux qui partent, et parfois reviennent, creusent des sillons profonds sur la mer. Ces sillons tracent tout autant des trajectoires géographiques que de folles histoires humaines. Yan Lespoux a choisi, sous ce très beau titre , Pour mourir, le monde, de faire revivre pour nous quelque unes des traversées maritimes mythiques du XVIIème siècle, et notamment celles qui ont convergé début 1627, au large des côtes de Gascogne, pour terminer leurs courses dans l’un des plus dramatiques naufrages de l’histoire maritime portugaise, mettant un point final à la vie de plus de 2000 hommes.
Yan Lespoux est historien et il s’est appuyé sur les mémoires de capitaines portugais rescapés publiés par les Éditions Chandeigne, spécialistes du monde lusophone, pour donner à son ouvrage tout le sérieux et la crédibilité indispensables à la narration de tels épisodes. Mais Yan Lespoux est surtout un formidable conteur et dans la nécessaire distance que le romancier a su prendre avec la vérité historique, il tisse un fort réussi récit d’aventures, aussi palpitant qu’instructif.
Alors qui sont donc ces personnages qui finiront par se retrouver sur les côtes françaises ? Dans un sillon qui vient du Canal du Mozambique en passant par Bijapur et les comptoirs de Goa nous suivons Fernando et Simão. Ce sont deux marins « de la base », liés par une fort belle amitié et décidé à partager leur incroyable destinée quoi qu’il arrive — et il va leur en arriver beaucoup ! — mêlant débrouillardise, courage et un zeste d’opportunisme. Eux n’ont que plus ou moins choisi de s’engager sur les grandes nefs, mais dans cette Lisbonne-là, il n’y avait guère de perspectives pour des jeunes hommes désireux de se tailler un avenir.
« Dans ce brouillard étouffant, Fernando et Simão virent les voiles adverses prendre le vent et le navire s’éloigner sans chercher à répliquer. Les deux garçons étaient partagés entre le soulagement d’échapper à un combat dont les seuls coups de canons tirés par leur propre camp les avaient désorientés, et la déception de ne pas pouvoir jouer un rôle dans ce qui, à entendre les cris de joie qui s’élevaient du pont et du gréement de la nef, ressemblait bel et bien à une victoire. Cela ne faisait pourtant que commencer. »
─ Yan Lespoux, Pour mourir, le monde
Sur une autre ligne tout aussi mouvementée, nous voguons sous la gouverne de leur ancien chef, le véritable Manuel de Meneses, chargé d’escorter jusqu’aux côtes portugaises l’immense bateau São Bartolomeu qui rentre au Portugal les cales gorgées des merveilles des comptoirs indiens, épices, étoffes et quelques diamants, ma foi bien tentants… Dom Manuel de Meneses a la dureté de la profession ou plutôt de la vocation qu’il a embrassée et a avec Fernando un lourd passif. Mais il voyage désormais flanqué de deux gardes du corps qui lui ont sauvé la vie au Brésil durant l’affrontement pour la domination de Bahia, entre l’armada portugaise et l’armada espagnole d’une part (associées mais néanmoins toujours concurrentes) et les hollandais de l’autre. Ce binôme attachant répond aux noms de Diogo et Ignacio, un orphelin d’un juif portugais converti par obligation et un indien tupinamba avec qui il a été élevé, deux frères désormais eux aussi inséparables sur terre comme sur mer. Ils seront fidèles, certes, mais surtout justes et avisés.
Ajoutez à cela que sur la côte où tous ces marins finiront par échouer il y aura la belle Marie, féministe et révoltée avant l’heure et qui manie le couteau comme personne ; une vielle sorcière généreuse et un tavernier peu scrupuleux ; et vous aurez tous les ingrédients du meilleur romanesque possible. En effet tout le talent de Yan Lespoux se manifeste ici dans sa capacité à maintenir l’intrigue sur la si difficile crête qui sépare les bons récits d’aventures des autres. L’équilibre est ici parfait entre description du contexte, qui fait de ce livre une très bonne introduction à ces événements historiques assez incroyables, et ligne romanesque subtile qui engendre attachement aux personnages particulièrement bien campés, mais jamais caricaturaux lorsqu’ils sont confrontés aux situations extrêmes. C’est ainsi que le très sombre et orgueilleux Meneses se révèle grand amateur de poésie et n’hésite pas à se lancer dans une analyse de texte pointue et émouvante alors même que la tempête fait bigrement rage !
Yan Lespoux distille par ailleurs au fil de toutes ces péripéties étonnantes une vision implacable de l’ordre social qui régnait sur ces géants des mers et de la petitesse de l’humain face aux enjeux financiers et de pouvoir qu’ont constitués ces grandes expéditions maritimes. Sans oublier donc combien elles ont été le bras armé d’une conquête sanglante et intéressée, Pour mourir, le monde nous embarque dans une intrigue éclairée qui maintient le lecteur dans l’excitation jusqu’à la dernière page.
Il faut enfin saluer les Éditions Agullo pour la maquette somptueuse dans laquelle nous est livré ce récit, un travail éditorial qui ajoute du Beau à la qualité intrinsèque du texte. En effet, la superbe jaquette turquoise reproduisant une carte maritime du XVIème siècle se soulève délicatement pour dévoiler des gravures rouge sang du début du XXème retraçant la conquête du Brésil par la flotte portugaise. Vous l’aurez compris, Pour mourir, le monde est un premier roman particulièrement maitrisé et un grand plaisir de lecture, et il vous permettra d’aborder la rentrée sans quitter le bleu de la mer, mais attention, cheveux aux vents car ça va souffler !