Chaque rentrée littéraire, apporte son lot de premiers romans, ces textes écrits par des auteurs encore méconnus et qui se répartissent inéquitablement entre miracles de réussite immédiate et simples débuts prometteurs, ou pas. Alors certes Sébastien Dulude n’est pas un auteur tout à fait débutant puisqu’il a déjà écrit trois recueils de poésie, mais il est sûr qu’Amiante, son premier roman qui paraît en cette rentrée 2024 aux éditions québécoises La Peuplade, mérite avec certitude d’être rangé dans la première catégorie: une fort belle réussite, un texte maitrisé et puissant qui ne lâche pas le lecteur.
Cette belle énergie stylistique toute émaillée d’une grande sensibilité s’impose dès l’ouverture du livre. Steve Dubois est jeune, très jeune, tout juste neuf ans, un an de moins que Charlélie Poulin, son copain nouvellement arrivé dans la cité industrielle de Thetford Mines qui commence déjà à percevoir que son âge d’or dans la production de l’amiante est derrière elle. S’installe alors entre les deux garçons une amitié profonde de celles qui permettent avec trois fois rien, une cabane dans les arbres, des gommes à mâcher et des albums de Tintin d’atteindre une plénitude de l’instant que seule sans doute connaît l’enfance, et que Sébastien Dulude parvient parfaitement à nous restituer. Nous parcourons avec eux ce qu’ils comprendront rapidement être pourtant a « Shithole of a town », mais au sein de laquelle une poésie et une magie de l’instant est parfois possible, glissant sur un tapis le long d’un terril ou propulsant des pneus usagés sans forcément maitriser leur point de chute.
Cependant tout est loin d’être rose dans la petite vie de Steve. Plutôt peureux et un brin méticuleux comme le raille son père, conducteur d’engin au sein de la mine et archétype de virilité masculine qui a la main très leste avec son fils; plutôt souvent victime des caïds qui n’hésitent pas à le faire souffrir sans qu’il riposte; plutôt délaissé par une mère neurasthénique et migraineuse toujours réfugiée dans sa chambre. Alors la famille banale de Charlélie apparaît, en contraste, comme la famille rêvée, celle où il semble possible d’être un peu soi, celle où un garçon peut demander à sa mère un bracelet pour l’offrir à un copain sans être jugé, catégorisé, rejeté. Observant les autres Steve comprend encore mieux ce qui lui manque ce dont il souffre en silence et dans la crainte.
Le roman de Sébastien Dulude montre avec une grande acuité ce que c’est que traverser son enfance, ce que c’est que progressivement en émerger pour devenir la personne qu’on essaye de choisir d’être. Il en montre les difficultés, les ambiguïtés aussi. Celles de la polarisation sexuelle trop vite exigée; celles de la haine qu’on peut ressentir pour un père violent qui humilie pensant éduquer; celles des tendances morbides des deux garçons qui consignent les catastrophes dans un cahier autant pour conjurer le sort que pour s’approcher de ce mystère étrange dont on tient les enfants si éloignés. D’ailleurs ici, chaque jour à 16 heures, l’heure du dynamitage à la mine, chacun expérimente ce que c’est que ressentir une déflagration et voir voler les vitres en éclats. Alors quand le monde se fracture réellement, les mots contenus dans les articles de journaux que collectionnaient les enfants prennent un sens insoupçonné. Tout bascule et les projette, bien différemment cependant, définitivement en dehors de l’enfance.
« Pour y échapper, Charlélie et moi faisions un concours d’apnée à répétition. Les joues et les poumons pleins, les yeux rougis, nous nous dévisagions pendant que nous imaginions une minute, nous agrippant mutuellement les épaules de nos mains ratatinées pour nous retenir sous la surface, notre chevelure éperdue et buissonnante, nos regards moulés. L’année précédente, Charlélie parvenait facilement à me faire m’esclaffer en mimant un air retardé, fort réussi grâce à une incisive manquante et ses yeux qui louchaient affreusement dans un masque de plongée trop grand pour sa tête. Notre danse était en ce moment plus langoureuse; sans l’avoir nommé, nous jouions à être deux méduses parmi le ballet d’un vigoureux banc de poissons, rôles joués par les jambes turquoise de nos amis. Je ne sais plus si à neuf ans je ressentais consciemment que le beau visage de Charlélie Poulin, le calme anémone de ses longs cils alentis et le cyan à ses lèvres étroites m’inspiraient cet ordre de sentiment fiévreux, l’envie d’être regardé infiniment par ses yeux qui me recréaient, … »
─ Sébastien Dulude, Amiante
Si grandir, devenir soi, c’est avancer dans le temps, tenter de voir plus loin comme semble mieux y parvenir Cindy dont Steve se rapproche quand elle revient dans la cité aux côtés d’un père chargé de liquider la mine, alors la réussite de ce premier roman tient sans aucun doute à la manière dont l’auteur fait advenir ou suspend le temps. Utilisant des flashbacks précisément datés, il interrompt régulièrement la narration pour nous projeter en arrière. Tout se passe comme si le jeune narrateur avait sans cesse besoin de convoquer le passé pour pouvoir dire le présent, comme si c’était maintenant dans ce présent que les événements du passé prenait enfin tout leur sens, leur puissance, leur raison d’être. Un peu comme si c’était dans la chrysalide qu’on comprenait mieux la forme à venir du papillon, dans la matière encore pour partie informe, la sculpture qui émerge peu à peu sous le ciseau de l’artiste. Ce sont également les objets, dont l’intégrité durable est garantie par le grand soin que Steve leur porte, qui assurent la transition entre les différents temps du récit, entre l’enfance et le début de l’émancipation, des objets qui avancent, sautent d’une époque à l’autre plus facilement que ne le font les personnages.
Et de temps, de séquencement, il en sera encore question, quand Steve raconte enfin les événements les plus récents, ces journées de l’automne 1991, où tout basculera une seconde fois et où il est à nouveau propulsé hors de lui-même. À partir de ce moment, tout s’accélère, l’histoire et le texte. L’écriture de Sébastien Dulude mène cette dernière partie du roman d’une plume fiévreuse et captivante. Suite à un second drame sur lequel il faut garder le silence pour le plaisir du lecteur, la vie de Steve opère un virage inattendu et violent. Nous l’accompagnons alors en quasi apnée et paradoxalement avec la sensation de pouvoir enfin, comme lui, un peu respirer. Étrangement heureux et inquiets, un long travelling nous fait gravir les pentes crayeuses de la mine où son père l’emmena une fois dans son immense camion jaune et nous le regardons écrire à son histoire (ou au livre !) une fin libre et ouverte, comme l’est l’avenir quand on n’a que quatorze ans.
Amiante, est un très attachant premier roman dont le souffle romanesque parvient parfaitement à mêler délicatesse et haute intensité et qui nous rappelle, s’il en était besoin, combien nous ne cessons jamais de porter en nous, pour le meilleur et pour le pire, l’enfant que nous avons un jour été.
Amiante de Sébastien Dulude
La Peuplade, 15 août 2024