[dropcap]U[/dropcap]n court ouvrage, paru au printemps dernier aux Éditions Wildproject permet de mettre en exergue de façon remarquable et accessible à tous quelques-unes des logiques de destruction qui sont à l’œuvre sur la planète et rendent possible l’émergence de « nouveaux mondes sauvages ». C’est à l’anthropologue américaine, Anna L. Tsing que nous devons cette expression et ces trois articles essentiels, regroupés sous un titre qui inquiète, à juste titre, Proliférations .
Le texte qui ouvre le livre s’attache à définir et à décrire des exemples de proliférations végétales qui viennent déséquilibrer des écosystèmes auparavant stables, ou ce qui serait biologiquement plus juste, des écosystèmes installés dans des équilibres de long terme (en effet dans la nature, rien n’est stable, comme le rappelle par ailleurs Anna L. Tsing, toutes les espèces se « contaminent » les unes les autres et construisent des équilibres sans cesse renouvelés). Alors si la prolifération causée par le transfert d’une espèce végétale ou animale d’un point de la planète vers un autre qui s’en trouve de fait déséquilibré par le nouvel entrant est un phénomène assez connu, celui de la transformation d’espèces indigènes en espèces proliférantes est non seulement moins souvent mis en exergue mais peut être un signe beaucoup plus inquiétant. Ce qu’il est essentiel de comprendre, c’est que dans ce type de phénomène de prolifération on voit une espèce auparavant « bonne compagne » se transformer en espèce tueuse et devenir une menace pour ceux avec qui elle cohabitait jusque-là paisiblement. Anna L. Tsing prend appui sur l’exemple des lianes Merremia en Asie qui, du fait des déforestations industrielles ou à des fins de voirie, profitent de l’excès de lumière apporté par le déboisement, et dont elle ne bénéficiait pas auparavant, pour coloniser le sol et littéralement empêcher toute reconstitution de la forêt d’origine. Le point fondamental sur lequel Anna L. Tsing tente d’alerter, c’est qu’un tel niveau et une telle vitesse de déstabilisation de la planète viennent empêcher et détruire le processus le plus élémentaire sur lequel est assise la biodiversité, celui du « compagnonnage » entre les espèces, ni plus ni moins que ce vivre ensemble inter-espèces acquis et mis en œuvre sur la très longue période qui nous a précédés.
« Les nouveaux mondes sauvages ont tendance à fonctionner de la sorte : après avoir franchi un point de bascule, il n’est pas facile du tout de ramener les écologies locales vers leur équilibre antérieur »Anna L. Tsing
A partir de ces récits archétypaux de proliférations Anna L. Tsing peut déployer sa réflexion et nous montrer les enjeux particulièrement critiques de tels mécanismes. En effet, alors que le terme de soutenabilité est employé à l’excès par tous ceux qui tentent d’œuvrer à la limitation de la catastrophe ou par ceux qui tentent de maintenir coûte que coûte le business as usual, elle invite à rigoureusement distinguer et privilégier les processus réellement orientés vers une soutenabilité multi-espèces, la seule qui puisse nous maintenir en vie. Elle montre d’ailleurs que le propre de la période géologique précédente, l’Holocène, a été de savoir ménager in fine des processus de résurgence multi-espèces et que c’est grâce à cela que les bouleversements climatiques et industriels qui n’ont pas épargné cette période n’ont pas mis en péril l’équilibre global et ont pu trouver dans les processus de résurgence multi-espèces autant de cordes de rappel vers l’équilibre. Il en va tout autrement avec l’Anthropocène, dont cela constitue désormais une des caractéristiques distinctives, celle de voir la résurgence céder le pas à la prolifération.
Cette domination d’un mode de fonctionnement sur l’autre doit en conséquence être considérée comme la menace ultime pesant sur le vivant. Face à ce constat terrible, Anna L. Tsing laisse subsister une petite touche d’espoir en nous rappelant cependant que pour elle Holocène et Anthropocène se chevauchent, cohabitent sur la planète puisque des logiques de résurgence multi-espèces sont encore préservées ici ou là. Il nous appartient donc de porter toute notre attention sur leur identification et leur préservation et a contrario de lutter sans merci partout où les processus de prolifération sont appelés à prendre le dessus, notamment partout où le vivant est transformé en simple ressource marchande interchangeable et non plus vu comme un élément d’une chaine complexe de la résurgence multi-espèces.
« Contrairement à ce que j’appelle la résurgence [multi-espèces], la prolifération menace la vie sur Terre ».Anna L. Tsing
Ce qui est particulièrement intéressant dans la démonstration de Tsing c’est de nous donner à voir qu’il s’agit parfois du même processus biologique (par exemple le développement d’un champignon) qui peut se mettre en œuvre sur le mode de la résurgence ou sur celui mortel de la prolifération, dès lors que des obstacles au maintien des équilibres multi-espèces sont introduits. La contamination des frênes en train de décimer les forêts européennes, voire au-delà, en est un exemple particulièrement frappant.
Si le nœud du problème est notre particulière inattention aux coopérations humaines et non-humaines au sein du vivant, alors nous dit-elle, les anthropologues dont la spécialité est la mise à jour de ces réseaux de liens et de coopération, ont un rôle essentiel pour faire comprendre les enjeux du compagnonnage multi-espèces dans la préservation des écosystèmes. Il est aujourd’hui peu pris en compte parce que le « grand récit » dominant pour l’instant le monde est celui de l’exceptionnalisme humain, malgré une histoire factuelle qui le dément aisément comme elle l’illustre au travers de notre cohabitation avec les champignons ou de notre domestication par les espèces céréalières. On l’aura compris c’est une exigence additionnelle et extrême qui doit se porter sur nos fonctionnements avec ces critères comme boussole, afin de préserver le vital, c’est-à-dire notre capacité à être des espèces compagnes sur la planète.
« Pour apprécier les défis de l’Anthropocène, nous devons toutefois accorder davantage d’attention aux socialités inter-espèces dont nous dépendons toutes et tous. »Anna L. Tsing
Après le réchauffement climatique et la dévastation organisée des écosystèmes, l’apparition de vivants qui profitent des bouleversements en cours pour proliférer selon un mode destructeur est un phénomène qui constitue à la fois le propre et le point de bascule de la période de l’Anthropocène et se présente donc comme la menace de troisième ordre qui pourrait contribuer, selon Anna L. Tsing, à avoir raison du vivant.
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Proliférations de Anna L. Tsing
Traduit par Marin Schaffner
Éditions Wildproject, 2022
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