[dropcap]L[/dropcap]es éditions Christian Bourgois savent nous donner à lire des textes ambitieux, exigeants et qui ont une durée de vie de lecture, longue (qualité précieuse). C’est à nouveau ce qui transparaît à la lecture du dernier livre de Ben Lerner, L’école de Topeka. Ce sentiment d’avoir lu un texte important, et qui produira encore longtemps des effets qu’on pourrait qualifier de « lecture silencieuse », c’est-à-dire que le texte se « réveillera » et reviendra à la surface demain ou dans un an, pour nous parler à voix basse.
On est donc au Kansas où nous faisons connaissance avec la famille Gordon. Par ordre d’apparition, Adam, le fils, jeune adulte ou grand adolescent champion de débat au Lycée, cette pratique tellement américaine sur laquelle nous reviendrons. Jonathan le père, psychologue qui tente dans sa fondation de mettre en œuvre les méthodes les plus humaines possibles pour traiter les cas qui lui sont soumis. Et la dernière et la plus célèbre des Gordon, Jane, la mère, qui a connu le succès (et généré des jalousies) grâce à des écrits féministes. Tout ceci en surface ferait une famille assez typique de la middle-class américaine. Mais comme l’Amérique elle-même, la façade lisse des Gordon accepte quelques craquelures, quelques doutes et parvient finalement assez mal à concilier dans les actes, l’exigence démocratique et progressiste qu’elle voudrait incarner.
La grande puissance du livre réside essentiellement dans le regard aiguisé, presque chirurgical que Ben Lerner va poser sur ses personnages (les personnages secondaires sont aussi tous très intéressants). Avec une magistrale scène d’ouverture (l’intrusion d’Adam dans une maison qu’il croit par erreur être celle de sa petite amie), Lerner nous dit allégoriquement, et avec fracas, combien le regard, la manière dont on observe les choses est primordiale, combien nos projections viennent de loin et façonnent ce que nous sommes et ce que nous faisons. Ces premières pages intoductives nous permettent également de découvrir Darren, ce fils d’une infirmière, déjà en marge, ce fils dont on sait tout de suite qu’il aura franchi la ligne de violence que tous pensent pourtant travailler à combattre, qu’il l’aura franchie contre eux mais aussi sans doute à cause de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font, de ce qu’ils ne parviennent pas à ne pas ou ne plus faire.
« Ce que Darren savait ne pas pouvoir leur expliquer, c’est qu’il ne l’aurait jamais lancée, sauf qu’il l’avait déjà fait. Bien avant que la lycéenne de seconde ne le traite de tous les noms, bien avant qu’il ne la sorte de la poche d’angle, ne la soupèse, sa résine fraîche et lisse, bien avant qu’il ne la jette dans l’obscurité peuplée – la bille blanche pendait dans l’air, tournant doucement. Comme la lune elle avait été là toute sa vie. »
Ben Lerner
Toute l’histoire des Gordon va nous être racontée de façon chorale, par les trois membres de la famille. Enfin presque, car si les parents parlent bien à la première personne, les passages qui rapportent la voix d’Adam, sont le fait d’un narrateur intermédiaire qui fait écran ou médiation à la parole directe du fils. Et dans l’histoire de cette famille apparemment banale il y nombre d’épisodes qui trahissent une culture masculine sexiste et violente (abus du grand-père maternel sur la mère, don-juanisme du grand-père paternel, trahison du père qui entretient une liaison avec la meilleure amie de sa femme, etc…), des vieux démons de l’histoire impérialiste des États-Unis, et une violence endémique jamais vraiment contenue. Pourtant comme le décrit à merveille un des personnages, Klaus, médecin rescapé du nazisme et qui a perdu sa femme et son fils, les américains n’ont aucun problème, ce qui est, en fait, le problème.
« D’un côté Klaus, à n’en pas douter le seul homme de Topeka à porter du lin blanc, n’arrivait pas à prendre ces gosses – avec leurs réfrigérateurs pleins, leur air conditionné, leurs télévisions, libres de tout stigmate ou violence d’État – au sérieux ; rien n’était plus évident que leur ignorance de ce qu’était la souffrance, et s’ils souffraient de quelque chose, n’était-ce pas précisément de ce manque de souffrance, une sorte de neuropathie qui découlait d’un excès d’aisance, de sucres, une sorte de crise de goutte existentielle ? »
Ben Lerner
La dissection à laquelle nous invite Ben Lerner est donc celle de toutes ces bonnes consciences, complexement atteintes par les micro lésions des petites lâchetés individuelles. A cet exercice de chirurgie il excelle. On reste stupéfait des passages où Jonathan déploie de longs monologues d’introspection d’une justesse fascinante, ou semble suspendre le temps (notamment dans une scène où il est dans un avion qui peine à atterrir !) pour analyser les micro- déplacements, les glissements insoupçonnés et insoupçonnables qui ont fait de nous ce que nous sommes. Avoir ainsi accès, sans filtre, à la boite noire des personnages est d’ailleurs aussi un des effets déstabilisants du livre qui utilise la surface de projection du lecteur comme le ferait un produit révélateur d’une photo, et nous laisse devant une image ô combien perturbante d’âmes en bataille avec elles-mêmes et qui semblent atteindre la surface depuis les limbes les plus profondes.
Saluons la prose particulièrement originale et libre de Ben Lerner, sans doute fidèlement restituée par la traduction de Jakuta Alikavazovic, qui nous installe paradoxalement à la fois dans une grande proximité avec le texte et une distance considérable avec la culture américaine, ce qui constitue à certains moments un léger frein dans la lecture (on eût aimé par exemple parfois quelques petites notes !). Lerner accorde d’ailleurs une place primordiale à l’acte de dire dans les nombreux passages où il explique la pratique du débat dans les écoles et de son corolaire, « l’étalement », comprenez la faculté pour un orateur de formuler le plus possible d’arguments dans un temps donné. L’orateur le fait sans qu’il n’y ait véritablement de place sérieuse pour leur exposition complète, leur illustration ou leur mise à l’épreuve rationnelle. Tout ceci propulse inévitablement le lecteur dans un monde où les mots perdent leurs sens, les positions leurs valeurs, et le réel finalement toute consistance.
« Mais imagine que tu te présentes à la présidentielle et que tu es dans un État-pivot. A une heure ou deux de Pittsburgh, et il faut te montrer intelligent, bien sûr, mais tu dois conquérir leurs cœurs autant que leurs esprits. Ce que tu as pour toi, c’est le Kansas. L’accent américain du cœur du pays. Je veux que tu t’autorises de rapides embardées et que tu donnes dans la sagesse populaire. « On a beau mettre du rouge à lèvres à un cochon, ça reste un cochon », ce genre de chose. »
Ben Lerner
La densité du texte (développements longs, lenteur de l’intrigue qui pourtant atteint souvent une intensité extrême, construction brillante) et son refus de procéder à des analyses trop conclusives et encore moins à des jugements lui donnerait presque de temps à autre des accents d’enquête psychosociologique ou de rapport d’expertise après accident. Il expose, présente, donne à penser. Adam déjà adulte est le dernier dont on entendra la voix en fin de roman. Désormais père de deux fillettes, il tente de les défendre dans une stupide altercation pour une histoire de toboggan dans un parc. Sa parole posée, précise, pédagogique sait tout ce qui doit être dit pour désamorcer l’échange avec un autre parent grincheux. Non seulement il le sait mais il peut le faire. Et il le fait. Cela reste sans effet, et ouvre un vide dans lequel on se sait plus quoi mettre. Jusqu’à ce qu’in fine la violence prenne le pas. On est soudain saisi par une sensation désagréable, glaçante, une évidence.
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L’école de Topeka de Ben Lerner
traduit par Jakuta Alikavazovic
Christian Bourgois éditeur, septembre 2022
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Image bandeau : Photo by Clark Young on Unsplash