Le charismatique et perçant auteur-compositeur-interprète sort un 6ème album à l’eurythmie subtile dans lequel il déploie finement une nouvelle amplitude musicale sur une matière brute rigoureusement disposée. Cet éclairage sur des reliefs fragmentés à l’apparente froideur projette sur lui une ombre discrète qui souligne son irremplaçable présence humaine.
Christophe Gatschiné : « Persona » oscille entre mini-odyssées languissantes et ondulations électro aux motifs répétitifs proches du krautrock, l’ensemble créant une ambiance hypnotique empreinte de gravité. Aviez-vous cette volonté d’installer comme un champ magnétique autour des morceaux de l’album ?
Bertrand Belin : Il n’y a en tout cas pas chez moi de volonté de créer un climat pesant ! C’est simplement une conséquence de ce qui me travaille et m’obsède.
Dès lors que l’on a entre 8 et 12 chansons et que l’on envisage de faire un disque, des options de dramaturgie apparaissent et peuvent créer des impressions d’écoute assez différentes. Difficile d’expliquer ce qui préside à ce choix. Avec 12 chansons, c’est factoriel 13, soit plusieurs centaines de milliers d’ordres possibles ! On ne sait pas à côté de quoi on passe en en choisissant un…
J’ai voulu qu’il soit le plus respirable possible, parce que certes il y a des chansons qui ne sont pas vraiment « comiques » mais il y a aussi un certain éclectisme. L’alternance s’imposait nécessairement – sauf à placer au début les tempos les plus up et finir par une autre moitié qui s’endort tout doucement dans la torpeur – pour ne pas obtenir un disque qui singerait une bonne humeur ou au contraire un requiem permanent.
Ce qui est très important pour moi, c’est la façon dont on y entre, à partir de quel moment on se rend compte qu’on y est, et sur quoi on laisse les gens. D’où Bec en ouverture, car c’est un morceau autour d’un instrument et d’une voix, très peu de choses, qui crée une rupture avec mes précédents disques. Il laisse entendre que ça va sonner autrement et comporte un programme dans son texte… Enfin l’album se termine par une sorte de mini-morceau d’opéra, « En rang (Euclide) », populaire et expérimental à la fois, qui semble très long et épuise le disque par les mots « Voilà ce qu’on peut dire de vivre », concluant ainsi la phrase d’ouverture « Petit à petit l’oiseau fait son bec ». Cela pourrait se tenir là ; on pourrait coller ces deux bouts de textes et les chanter ensemble.
Justement, le verbe sur ce disque semble réduit à son « minimum » et choisi avec beaucoup de soin, pour simplement évoquer ou au contraire exprimer la pensée d’une façon crue et directe. Une économie de mots qui laisse penser que nous sommes plutôt en présence de poèmes mis en musique que de chansons au format traditionnel.
B.B. : Quand je n’ai rien à dire, je ferme ma gueule (rires). Il est surtout question d’épique du peu. Plusieurs chansons ont à voir avec ça sur le disque. Sur le cul, notamment, est un petit poème très simple et très ludique qu’on pourrait faire apprendre par cœur aux enfants. Il aborde une réalité de manière absolument pas métaphorique mais très terre à terre : l’observation d’un tas de gens qui vivent dans la rue, sur le cul, et dont les jeunes enfants n’ont pour jeu que les pigeons après lesquels ils courent. Ils traversent des parterres entiers de pigeons réunis pour grignoter des miettes…
C’est un peu comme si Doisneau prenait des photos de la vie quotidienne du centre-ville d’aujourd’hui. Je pense qu’on aurait beaucoup de clichés de ce genre-là. Il y a aussi un côté Prévert dans l’inspiration, marié à d’autres choses, comme le pseudo-disco de Bill Calahan avec ce petit thème orchestral, sorte d’arrangement de big band un peu emphatique mais joué avec des bricoles. C’est d’ailleurs une chanson qu’il m’arrive de chanter a cappella et ça fonctionne très bien.
Cet album apparaît moins « personnel » que les précédents, et même résolument tourné vers l’autre, particulièrement celui qui se trouve persona non grata dans un pays, dans une société ou dans sa propre vie. Vouliez-vous simplement observer et décrire ou plutôt dénoncer certaines situations ?
B.B. : Les chansons me viennent par des chemins assez instinctifs. Je suis à l’écoute de ce qui se fait le plus présent dans mon esprit. Depuis quelques disques, c’est beaucoup la condition contemporaine des existences chahutées.
Mais je ne dénonce rien que mes concitoyens ne sachent déjà ; je ne leur apprends rien. Je me berce peut-être d’illusions mais je crois que tout le monde est déjà préoccupé par ces questions. Mes disques peuvent être perçus comme dénonciateurs – ils ont leur vie – mais je ne suis pas dans cette démarche. La prise de conscience qui peut résulter de l’écoute de mes chansons ne m’appartient pas et je ne les écris pas dans ce but.
Cela fait poète médiéval de dire ça, mais je chante le monde. Celui dans lequel je vis, vu par un habitant d’une grande ville occidentale qui en éprouve les limites en termes d’organisation sociale, d’égalité et d’équité. Nous sommes à une période où la société est remplie de paradoxes et où l’on est soi-même sujet acteur et subissant de la débâcle générale.
Beaucoup de gens – dans le milieu associatif, certaines personnalités politiques – y sont sensibles et s’investissent en entreprenant des actions. Faire des chansons, c’est simplement une façon de varier le type de discours sur ces sujets, d’arriver par d’autres endroits pour faire le constat ensemble. Les artistes sont imprégnés de leur époque presque malgré eux ; je me trouve dans cette situation. C’est une question de sensibilité, pas un projet. Nous sommes tous placés chaque jour devant des situations de déclassement et de misère, des glissements qui créent d’énormes difficultés pour le corps et l’esprit des personnes concernées.
On vous connaît avant tout comme guitariste, or les synthés sont très présents…
B.B. : Je joue de la guitare depuis que j’ai douze ans, donc naturellement je m’y connais. Mais on ne peut pas véritablement dire que j’ai une passion pour les guitares.
Les synthés s’invitent depuis quelques temps, depuis Parcs en particulier. J’ai découvert dans les studios d’enregistrement que j’ai fréquentés, un peu par hasard, quelques instruments intéressants et j’ai commencé à me familiariser avec ses timbres. Thibault Frisoni, avec lequel je travaille, a lui une curiosité, un appétit et une facilité pour les machines, les vieux coucous, depuis très longtemps. C’est lui qui, progressivement, a introduit ces sonorités dans ma musique. Je rends grâce à son bon goût, mais aussi à sa discipline et à sa patience. Il a ce don que je n’ai pas.
J’ai comme tout le monde une soif de nouveauté et j’ai bien remarqué que les synthétiseurs sont revenus sur le devant de la scène depuis dix ou quinze ans. Mais bien souvent, ils sont réinvestis pour citer les époques phares de leur utilisation. On assiste à un come-back du synthétiseur pour faire de la musique de synthétiseur. Dans mon cas, ils n’agissent pas comme dans la musique des années 80… Je ne compose d’ailleurs pas avec des synthés, mais sur mes guitares. Je les intègre a posteriori, avant tout comme des moyens d’arrangements pour occuper la place traditionnellement dévolue aux vents, aux cordes, aux instruments de l’orchestre.
J’avais aussi envie de jouer moins de guitare sur scène. Même s’il n’y aura pas de séquences ni de bandes – je ne fais pas d’électro et l’on n’est pas sur un dancefloor – les claviers seront bien présents.
« Nuits bleues » est le morceau qui se rapproche peut-être le plus d’un format « pop ». Au regard du regain et du renouvellement de la scène Française, vous sentez-vous totalement étranger à ce courant ?
B.B. : Oui, très, mais sans aucun a priori. Il y a des gens que j’aime beaucoup parmi ceux intégrés à cette nouvelle chanson Française qui réinvite France Gall, Michel Berger et toute cette musique des années 80. Elle nous traverse le corps – on ne sait par quel endroit – et a forcément influencé les choses. Car il faut constater qu’elle a été parfois d’une grande qualité, avec des compositions et des productions remarquables.
Mais pour moi, cela ne fonctionne pas exactement pareil. Quand j’étais adolescent, au moment où ces chanteurs étaient au sommet, je considérais que leur musique ne m’était pas adressée et la voyais comme de la variété très populaire pour remplir les caisses. Je n’ai pas cette culture ni ce vocabulaire musical. Je ne vais pas faire semblant aujourd’hui. J’ai grandi influencé par les musiques anglo-saxonnes, le blues, le rock n’roll, de Gene Vincent au Velvet, en passant par les songwriters américains comme Johnny Cash.
Et puis le rythme et le groove me sont un peu étrangers, même si je commence depuis Cap Waller.
… et sur le puissant et très efficace single « Dimanche » avec The Limiñanas, sorti l’année dernière. Une occasion de « durcir le ton » de votre répertoire ?
B.B. : Je ne suis pas un chanteur de rock au sens vocal du terme. Et puis le garage est un genre à part entière au plan sonore qui véhicule certaines typologies qui lui sont propres. Avec The Limiñanas, c’est intéressant parce qu’il y a du talk over sur les chansons, quand elles ne sont pas parlées. « Durcir le ton » dans mon cas, ce serait plutôt sur une chanson comme Bronze.
Mais j’ai l’impression qu’on ne choisit pas ce que l’on fait finalement. Tout n’est pas pensé. Je ne me suis jamais dit que j’allais faire et être dans le registre des chansons que j’aime en tant que mélomane. Je suis le premier à aimer le rock et le garage, tout comme j’écoute aussi pas mal de musiques traditionnelles et m’intéresse à ce qui se fait d’une manière générale. Ce qui en résulte, c’est ce que je propose. J’amène mon propre travail dans un réseau de références qui relève aussi d’une part de hasard.
Alors pour ce qui est de la force avec laquelle je dis les choses et du négoce avec les styles existants ou de leur citation, je laisse cela à mon image plus qu’à mes désirs.
Persona de Bertrand Belin (Cinq 7 / Wagram Music)
sortie le 25 janvier 2019
Retrouvez la chronique de l’album ici
Merci à Jennifer Havet et Éric Marjault (Wagram Music)
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