JEAN EUSTACHE, UNE VIE
Quand ton père a-t-il commencé à te parler de son cinéma ?
Je suis né en 1960 et il m’en parlait en 1963, quand il montait son premier film sur la table de la salle à manger ! Je ne m’en souviens plus mais on me l’a raconté plus tard. Par contre je me souviens qu’en 1965, il me parlait du Père Noël a les yeux bleus. Comme on parle à un enfant… Il avait rapporté à la maison la barbe du Père Noël et l’avait essayée devant moi. Plus tard, il m’a raconté beaucoup de choses.
Quand as-tu commencé à comprendre comment ça fonctionnait, ce qu’il avait envie de dire ?
S’il avait voulu dire, il aurait écrit des essais. Le cinéma, ça n’est pas vraiment fait pour dire, mais pour montrer.
Ce qui est sûr c’est que des gens ont voulu dire des choses sur lui et sur ses films. Que lui ait voulu dire quelque chose est plus douteux. Il voulait filmer. Laisser la parole, parfois raconter, mais toujours filmer. Il lui a fallu 17 jours de tournage, pour faire 10 de ses films. Et pour deux de ceux-là, il en a eu l’idée la semaine précédant le tournage. Quand il tourne Numéro zéro, le 12 février 1971, il a l’idée du film au plus tôt début février. En janvier, il ne savait pas qu’il allait le faire. Pareil pour Une sale histoire/Picq.
L’Ami dit que pendant le tournage de La maman et la putain, Jean-Noël Picq raconte Une sale histoire, et que ça a été enlevé au montage. Pierre Lhomme dit que c’est faux. Jean-Noël Picq dit que c’est impossible, car l’histoire n’était pas au point. Et Jean m’a suffisamment raconté ce moment du tournage pour que je sache que c’est faux. Jean Eustache a eu l’idée de filmer Picq racontant lui-même sa Sale histoire au plus tôt une semaine ou dix jours avant de le filmer !
Après Mes petites amoureuses, en 1975, il décide de faire un film avec « l’histoire de Picq ». De temps en temps, il prend son cahier, il n’écrit rien. Un jour de novembre 1976, il trouve. Il téléphone à Pierre Lhomme pour lui demander quand il est libre, à Luc Béraud pour faire l’assistant, et à Cottrell pour avoir son appart. Puis il va voir Picq. La réponse de Picq arrive par courrier, deux jours avant le tournage. La seule lettre que Picq ait jamais écrite à mon père. Une sale histoire se tourne le 20 novembre, puis on monte – je suis stagiaire. Mon père fait des gestes très lents, mais travaille très vite. Le deuxième jour, il me dit qu’il sait ce qu’il veut faire. Pierre Lhomme passe déjeuner, Jean lui montre l’avancée du montage. Au moment où, dans le film, Picq parle des « objets de luxe » qui vont au café, et dit : « Alors j’ai regardé le bas de la porte », Pierre Lhomme s’écrie : « Ah je suis désolé, je n’aurais pas dû lancer ce zoom. » J’ai été stupéfait : un cameraman pouvait avoir une pensée de cinéaste ! Cette idée française du film réalisé par une seule personne, le réalisateur : « Un film de… ! » quelle blague !
On est ensuite allés déjeuner. Mon père a dévoilé son idée : « Je vais faire jouer le texte par un comédien : Michel Piccoli. »… Lhomme a eu l’air dubitatif. Je savais que mon père blaguait… il a repris : « Non, pas Piccoli : Michael Lonsdale. » J’ai vu le soulagement sur le visage de Lhomme. Là encore, il y avait une connivence phénoménale.
Dans le livre de l’Historien, c’est le comble : on apprend que Jean Eustache n’a jamais eu l’idée de ses films… Certains prétendent même qu’on lui a suggéré de filmer sa grand-mère. Tous ces gens-là, apparemment, n’ont eu qu’une seule idée dans leur vie et l’ont donnée à Jean Eustache. C’est à ça que servent les cadavres.
Mais quand un réalisateur décide de filmer un monologue, il y a une intention, quand même.
L’intention, c’est la mise en scène. Le rapport entre les plans, la grosseur du cadrage, etc.
S’il y a une intention narrative dans le scénario, c’est l’affaire du scénariste, pas du cinéaste. En tant que scénariste, son intention était de laisser parler les gens ou les personnages puisque c’est ce qu’il a fait.
Tu veux dire que toute interprétation esthétique est un délire.
Ce n’est pas un délire, c’est un gagne-pain. L’interprétation, c’est surtout pour les gens qui n’ont pas de regard. On peut, j’espère, parler d’esthétique sans interprétation. Le père Noël a les yeux bleus, c’est l’histoire d’un mec qui veut des nanas et un duffle-coat. Se rendant compte qu’il ne peut pas avoir les deux, il choisit de se concentrer sur le duffle-coat… et ainsi, par cheminement, il se rapproche des nanas sans l’avoir voulu. Il y a là un point de vue sur le monde, mais sans grande prétention.
Il ne faut pas oublier que le cinéma c’est un divertissement. On peut se poser un tas de questions très intelligentes sur le fond mais elles auront toujours la limite… disons, du romantisme.
Jusqu’à la Nouvelle vague, la mise en scène était fondamentale. Après la Nouvelle vague, en dehors de quelques séries américaines, croyez-moi, ça devient rare.
Pour toi, la narration a pris le pas sur la mise en scène ?
Le rythme a pris le pas. On ne s’est plus demandé comment on montre quelque chose, ça n’a plus grande importance. Tu regardes les films français, si tu enlèves le générique, c’est toujours la même chose. Un peu comme des architectes qui ne s’intéresseraient plus aux lignes ni aux formes. À la télé c’est pareil, on croit qu’il y a une différence entre certaines chaînes, mais elle n’est due qu’au rythme du métronome.
J’ai le souvenir d’avoir vu un reportage il y a une quinzaine d’années où Jean-Luc Godard disait à quel point il se sentait seul.
Ah ! Mon père se sentait seul quand il n’avait pas de femme dans son lit ! Tu veux dire intellectuellement seul, peut-être ? Non, il a eu deux ou trois relations avec des femmes qui en avaient dans la caboche. Et puis il avait Picq, bien sûr. Disons que quand il n’allait pas très mal, il n’avait pas de raison de se sentir seul. Cinématographiquement parlant, il se sentait moins seul quand il voyait un Pialat, un Rozier, un Moullet, un Fuller, un Wilder, un Cassavetes, un Wenders, un Zucca, un Godard. Contrairement à ce qui est raconté partout, il détestait les films de Bresson depuis Jeanne d’Arc (mais était resté fidèle à ses films précédents).
Rétrospectivement il n’a pas eu de chance : s’il avait pu imaginer à quel point le nombre de ses Amis allait augmenter l’année suivant son décès, ça aurait valu le coup pour lui d’attendre un peu. Ceux que j’appelle ses Amisde82 ont poussé comme des champignons.
Mais la Nouvelle Vague quand même, c’était un peu un phénomène de bande.
Si on parle de la Nouvelle Vague, il faut commencer par le début.
Martinez avait trouvé un boulot à mon père aux Chemins de fer français. Il arrive à Paris en avril 1957 et franchit petit à petit quelques échelons pendant les quatre années où il y travaille. C’est la seule vie qu’il peut espérer. Une vie de pauvre, une vie sans richesse ni misère.
Survient un problème : les trois jours : bon pour le service pour le 3 janvier 1959. Le service, à l’époque, c’est l’Algérie. Il se tranche les veines. Mais un collègue lui sauve la vie. Le 2 janvier 1959, il se réveille à l’hôpital psychiatrique de Ville Évrard. « Aliénation mentale ». Le 3, personne ne vient le chercher. À ce moment, pour lui, c’est comme s’il avait une vie de plus. Il ne veut plus de la vie qu’il a, il choisit d’apprendre le cinéma. Sa tante et ma mère viennent le voir et découvrent qu’il a plein de bouquins et de revues de cinéma. Nul ne sait d’où ils viennent. Il lit tout, et commence à aller au cinéma dès qu’il peut. Janvier 1959, c’est le mois du Beau Serge, le début de la nouvelle vague. Avant, il n’était pas cinéphile, il allait au cinéma comme tout le monde et le goût qu’il avait, il n’en parlera plus jamais. Le 25 mars 1959, il est réformé définitivement et sort le 11 avril de l’hôpital (sans avoir subi d’électrochoc).
En janvier 1962, la place de secrétaire aux Cahiers du cinéma est libre. Ma mère va voir Rohmer, qui lui demande si elle sait un petit peu taper à la machine. Ma mère lui répond : « Non. Je suis sténodactylo, je sais très bien taper à la machine. » Fin de l’entretien d’embauche, elle commence le lendemain. Mon père vient l’attendre en bas des Cahiers puis, le temps passant, il monte, puis arrive de plus en plus en avance, commence à participer aux discussions. La Nouvelle Vague, c’était un groupe de gens qui écrivaient dans les Cahiers jaunes en tapant sur le système dans le but de faire des films avec les moyens du bord… (Pour plus tard dire du bien du cinéma français et faire des films avec de plus gros moyens.)
Comment a été produit Les mauvaises fréquentations, puisque ma mère n’a pas volé la caisse ? Il fallait un caméraman, mon père en a trouvé un qui sortait de l’École de Vaugirard – Philippe Théaudière qui s’est débrouillé pour se procurer une caméra (ce qui n’était pas difficile quand on fréquentait les cercles concentriques de la cinéphilie/Nouvelle Vague). Le plus problématique, c’était la pellicule. C’est Éric Rohmer qui l’a donnée au cheminot époux de la secrétaire. La pellicule qu’il n’avait pas utilisée pour La boulangère de Monceau et La carrière de Suzanne. Et pour le deuxième film, ça a été Godard.
À ce sujet, dans le livre de l’Historien, il est dit que Godard a détourné de la pellicule pour Jean Eustache pour son film Le père Noël a les yeux bleus. Il n’a pas offert sa propre pellicule à Jean Eustache, non, il a détourné sa propre pellicule.
À ma connaissance, la Nouvelle Vague avec les Cahiers jaunes est le dernier mouvement culturel français. Ce mouvement a fait qu’aujourd’hui Hitchcock est considéré comme un grand cinéaste.
Comment se sentait Jean Eustache, à la fin de sa vie, dans le milieu du cinéma ?
Depuis 1964, il n’était plus dans le milieu du cinéma. Parfois, on parlait de ça ensemble, et des films bien sûr. Il arrivait que j’aille voir un film comme Barocco et qu’en rentrant, je lui dise : « Mais enfin, je ne comprends pas, c’est complètement nul ! ». Il me répondait : « Oui, mais il ne faut pas dire du mal de tout. » C’était le côté politique de la critique : certains films sont défendus sans être vus… on ne peut pas se fâcher avec tout le monde. Surtout quand on veut bosser dans le milieu.
Les Cahiers jaunes étaient un milieu. Une fois que ce fut terminé, il n’y a plus eu ce milieu. Aujourd’hui, il y a quelques cinéastes, mais pas de milieu au sens culturel, il y a du copinage, pas d’effervescence. Personne n’a plus rien à dire, sauf « c’est sublime » ou, par-derrière, « c’est nul ». Et puis c’était l’après-guerre, il fallait trouver du divertissement. La Nouvelle Vague, c’était dire qu’on pouvait aimer le cinéma sans être stupide. Ça a créé du mouvement jusque dans les années 70. Depuis les années 80, la culture, c’est l’art subventionné…
Pour en revenir à ce que dit l’Ami sur l’état de Jean Eustache quelques mois avant sa mort, qu’il ne pouvait pas bouger, qu’il ne voyait plus personne, c’est donc totalement faux.
Encore un truc répété par l’Historien et que l’Ami répand à son tour. Seuls les gens qui ne l’ont pas vu peuvent dire qu’il ne voyait personne. En plus, à partir de septembre, il marchait comme toi et moi.
Le plus gros cliché, c’est sûrement de dire que si ton père s’est suicidé, c’est parce qu’il pensait que le cinéma était fini…
C’est surtout complètement idiot. S’il avait réussi un de ses suicides précédents, en 1958 par exemple, qu’est-ce qu’on aurait dit ? Son suicide n’a rien à voir avec le cinéma. Il venait d’obtenir l’avance sur recettes pour un court-métrage qu’il voulait tourner avec Jean-Pierre Sentier et Michael Lonsdale, il avait plusieurs autres projets en cours. Son suicide a fait que les Cahiers ont pu dire qu’il était un « cinéaste maudit ».
Maintenant, on dit plutôt cinéaste culte.
Culte parce que j’interdis de voir ses films, comme le dit et le répète son Amide82 à chacune des projections auxquelles il participe…*
* C’est délibérément que nous n’avons pas abordé la question de l’édition en DVD de l’œuvre du cinéaste, puisque Boris Eustache s’est déjà exprimé sur la question dans un texte consultable ici.
FILMOGRAPHIE DE JEAN EUSTACHE
1964 : Les mauvaises fréquentations, 42 minutes (premier titre, film en 16 mm), également connu sous le titre Du côté de Robinson (second titre, film gonflé en 35 mm)
1966 : Le père Noël a les yeux bleus, 47 minutes
1968 : La rosière de Pessac, 65 minutes
1969 : Deux films de 26 minutes chacun, réalisés pour la télévision :
• Sur Le dernier des hommes de Murnau
• À propos de La petite marchande d’allumettes de Jean Renoir
1970 : Le Cochon, 65 minutes, coréalisé avec Jean-Michel Barjol
1971 : Numéro zéro, 1h50 (version télé raccourcie titrée Odette Robert, 54 minutes)
1973 : La maman et la putain, 3h40, Grand Prix Spécial du Jury Cannes, 1973 et Prix de la critique internationale
1974 : Mes petites amoureuses, 2h02
1977 : Une sale histoire, volet document : 22 minutes et volet fiction : 28 minutes
1979 : La rosière de Pessac 79, 67 minutes
1980 : Le jardin des délices de Jérôme Bosch, 34 minutes
1980 : Offre d’emploi, 18 minutes
1980 : Les photos d’Alix, 18 minutes
Photo à la une : source Runner1616
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