Huis clos exotique et impitoyable, Caballero Bueno nous embarque sur l’île de Pâques au début du XXᵉ siècle. Alors que la compagnie britannique Williamson & Balfour colonise l’île au nom du Chili, l’inspecteur Guillermo Valverde est dépêché pour élucider le meurtre brutal d’un notable anglais. Le début d’une enquête saisissante entre pouvoir, mémoire et justice.
Ce que raconte cette bande dessinée, ce n’est pas seulement une enquête criminelle, mais également une plongée dans une société fracturée entre des colonisateurs trop sûrs d’eux-mêmes (et trop peu respectueux des autres), des autochtones parqués dans des réserves voire mis à l’écart de la communauté en raison de l’épidémie de lèpre. Valverde, figure centrale de l’ouvrage, est parfois emprunté du fait d’une silhouette massive, mais suscite l’admiration de toutes et tous car il s’agit d’un violoniste hors pair et d’un enquêteur imperturbable, élégant et perspicace. Il scrute les regards et provoque des remous dans un écosystème dominé par les colons.


L’importance des traces familiales constitue un autre paramètre important. En effet, le scénariste Thomas Lavachery est le petit-fils de l’ethnologue Henri Lavachery, membre de l’expédition franco-belge à Rapa Nui en 1934–35. Et cet héritage a de vives répercussions sur ce récit. Les photos et carnets de voyage de son grand-père sont ajoutés en annexe. Mais surtout, la rencontre avec un guide pascuan ayant la réputation de criminel a largement inspiré le scénario.
Graphiquement, Thomas Gilbert trace ce polar social d’un trait clair, stylisé, parfaitement adapté à l’époque. Il installe un climat intense avec ces espaces vides, cadrages maîtrisés et expressions retenues. La colorisation est très juste, mêlant sobriété et efficacité, avec cette alternance de planches sombres ou colorées autour d’un spectre allant du jaune au rose. Les dialogues servent l’intrigue sans jamais céder à l’encyclopédisme. C’est limpide, actuel et efficace.


On finit donc par s’attacher à ces personnages pas toujours aimables, mais vrais et justes. Le gouverneur suffisant, les colons distants, le pasteur fragile, l’isolé alcoolique et certains pascuans dont le rôle singulier apparaît petit à petit. Mais n’en disons pas plus. Tous sont en tout cas soumis à l’envie de dissimuler des vérités gênantes. Valverde devra donc s’intéresser aux aspects politiques, sociaux et même coloniaux pour mieux comprendre.

Au final, Caballero Bueno mêle crime, mémoire, polar et héritage. Il ne s’agit pas seulement de désigner un meurtrier, mais de comprendre comment une société coloniale s’organise pour occulter ce qui la dérange. L’île devient un microcosme de violence sociale, où les pièces du puzzle ne sont pas les empreintes digitales, mais les fantômes du passé.
Une enquête riche et dense, qui laisse résonner l’écho d’histoires familiales et communautaires. On referme cet album avec le sentiment d’avoir vu une page d’histoire s’animer. Une histoire subtile, parfois dérangeante, portée par des ombres familiales et une écriture graphique au cordeau.