[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e Baron Corvo, pseudonyme de Frederick Rolfe, a été pape, mais seulement dans sa tête. Ami de Corto Maltese sous la plume d’Hugo Pratt, il fut encore peintre mystique, gondolier excentrique, proxénète pour riches touristes et écrivain prolifique. Paul Morand l’évoque aussi dans son journal de Venise. De ce singulier personnage, plus connu pour avoir été décrit par d’autres que par les œuvres de sa plume, presque plus rien n’est lisible en français. C’est bien dommage tant Rolfe fait œuvre d’inventivité dans ses multiples écrits : auto-fictif avant l’heure avec Hadrien VII il devient romancier historique alors qu’il explore la vie des Borgia, contemplateur de la vie vénitienne dans Le Désir et la poursuite du tout, tour à tout exalté, narquois et blasphémateur, la disparition de Corvo des rayonnages littéraires aurait été bien triste. D’où l’envie de recommencer à donner ses textes, en commençant par le début.
En décembre, les éditions L’œil d’or publieront L’Hérésie de Fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées, un recueil rassemblant les six premiers textes de Rolfe (traduites par Francis Guévremont et illustrées par Sarah d’Haeyer), initialement parus en 1898 dans les fameux Yellow Books, la revue décadente anglaise imaginée par Aubrey Beardsley. On y suit les élucubrations de toto, un jeune romain espiègle, qui raconte les vies de saint telles que la culture populaire les a transmises à un riche touriste anglais. Faisant preuve d’une grande exaltation religieuse, les histoires de Toto n’en frôlent pas moins le blasphème en permanence, tant Corvo se complaît, au travers de son narrateur, à détailler le physique appétissant de certains saints se promenant nus au Paradis. C’est l’une de ces six histoires à la fois drôles et touchantes que nous vous donnons à lire ci-dessous, où l’on découvrira qui est Beata Beatrice et ce qui est arrivé à la maman de saint Pierre !
Beata Béatrice et la mamma de San Pietro
[mks_pullquote align= »left » width= »80″ size= »50″ bg_color= »#1aa8aa » txt_color= »#000000″]«[/mks_pullquote]– Je vous en prie, Monsieur, ne vous mettez pas en colère, parce que je l’aime vraiment beaucoup ! Qu’y puis-je ? Elle est si belle, et si bonne, et si gaie et si patiente ! Quand je l’ai vue, hier soir, près du hangar à bateaux, je l’ai prise dans mes bras, je lui ai demandé de m’embrasser et, Monsieur, elle a accepté. Alors je lui ai dit que je l’aimais et qu’elle m’était très chère, et elle a répondu qu’elle m’aimait aussi. Alors je lui ai dit que quand je serais grand, je l’épouserais, et j’ai vu que ses yeux se remplissaient de larmes, et donc je sais qu’elle m’aime. Mais elle a honte d’être si pauvre, et sa mamma est une mégère. Vous croyez que cela me dérange, qu’elle soit pauvre, ma petite colombe ? Ma che ! Quand ses bras si doux m’enserrent, quand je sens son souffle dans mes cheveux, je l’embrasse sur les lèvres, dans le cou, sur la gorge, et je sais que c’est Béatrice, son corps et son âme, que je veux aimer, et non ses haillons.
Toto descendit d’un bond de la souche de l’arbre et vint se tenir devant moi. Sa jeune et souple figure paraissait tendue et inquiète. Il reprit, avec le même ton déclamatoire.
– Votre Excellence n’a-t-elle pas dit que j’étais fort comme un bœuf ? N’est-il pas vrai que rien ne m’apporterait plus de joie que de travailler pour que ma bien-aimée soit heureuse et riche et belle comme le soleil ? Croyez-vous que je dépense tout l’argent que vous me donnez au cabaret ou à la tombola ? Vous savez bien que non. J’ai toujours économisé mes sous, et maintenant je vais en économiser encore plus, et dans un an ou deux je la demanderai en mariage. Non, je ne veux pas partir et je ne veux pas vous quitter. Que le diable m’emporte plutôt tout au fond de l’enfer et laisse les flammes les plus chaudes me brûler. Votre Excellence, la présence de Béatrice ne changera rien : si vous voulez, vous ne la verrez jamais, nul besoin même que vous sachiez que cette délicate fleur du paradis existe, qu’un tel ange vit près de vous, si cela ne vous intéresse pas. Je peux vous assurer, d’ailleurs, que Béatrice a le plus grand respect pour vous ; si vous voulez bien avoir la bonté et la gentillesse de nous laisser jouir de notre bonheur, elle sera fière et heureuse de vous servir aussi bien que moi, et aussi de m’aider à vous servir. Je connais bien, Monsieur, votre passion pour le fritto, et Béatrice peut vous préparer des rigaglie qui sont si délicieuses que vous les croirez descendues directement du paradis. Je le sais, parce que je les ai goûtées moi-même.
Il se jeta à mes pieds et me baisa les mains et les pieds, et il pleura et fit une scène horrible.
Je lui dis de se lever et de cesser de faire le nigaud. Je lui dis que je ne me souciais pas de ce qu’il faisait, et je lui demandai si je l’avais jamais traité avec brutalité ou si je lui avais jamais refusé quoi que ce soit de raisonnable.
Il déclara solennellement que j’étais un saint, un saint du paradis, que je l’avais toujours été et que je le serais toujours, parce que cela était plus fort que moi. Il allait se remettre à genoux, mais je l’en empêchai. Je lui dis que tout son tintouin allait finir par me donner chaud, et de se dépêcher de me présenter son amie.
– J’ose à peine vous l’avouer, Monsieur, répondit-il, mais j’étais convaincu que vous nous accorderiez votre pitié en apprenant le grand amour que nous éprouvons l’un pour l’autre. Quand vous nous avez surpris ensemble hier soir, j’ai dit à Béatrice que je devais désormais tout vous dire, parce que je savais que nous n’avions rien à craindre, tant que je ne vous cachais rien – et vous savez que je ne vous ai jamais rien caché. Je lui ai aussi dit que vous voudriez certainement la rencontrer et lui donner vos bons conseils, parce qu’elle est mon amie. Elle a répondu que ce serait lui faire trop d’honneur. Elle était appuyée contre mon cœur, et je la sentais qui tremblait, alors je l’ai embrassée longtemps et je lui ai dit qu’elle devait essayer d’être brave, comme moi. Quoi qu’il en soit, Monsieur, vous avez la bonté de bien vouloir la voir, aussi me suis-je permis de l’amener. Elle est ici.
J’ai toujours trouvé que ce garçon était remarquablement malin, si bien que cette nouvelle ne me parut pas particulièrement surprenante.
– Où est-elle ? demandai-je.
– Je l’ai cachée derrière cet arbre, Monsieur, répondit-il en m’indiquant un grand chêne à une vingtaine de mètres de nous.
Je ne pus m’empêcher de rire devant tant de profondeur, et je suppose que ma réaction lui sembla de bon augure et lui donna du courage. Les voiles de l’hésitation, de l’incertitude et du doute s’écartèrent de ses yeux marron clair ; sur son visage apparut un sourire extravagant, tout à la fois impatient et suffisant. «Je vais la chercher, Monsieur ? »
Je fis signe que oui. J’avais déjà pu observer de près ses aventures sentimentales, mais il semblait être passé à une autre étape. J’estimai qu’il serait bien d’être prêt à tout. Il fit quelques pas et disparut derrière le grand chêne. J’entendis un léger bruissement de feuilles et, pendant une minute ou deux, les bruits que font deux personnes qui s’embrassent. Puis il réapparut, tirant son amie par la main. J’ai dit que j’estimais devoir être prêt à tout, mais j’avoue que je ne pus réprimer un petit hoquet quand je vis s’avancer non un garçon et une fille mais deux garçons – du moins, selon toute apparence. Ils s’approchèrent du hamac dans lequel j’étais étendu. Vous savez que Toto avait seize ans et qu’il était un splendide spécimen venu des Abruzzes, indomptable (discolo) ; son aspect évoquait le Persée de Cellini, sa peau était brune et douce comme une pêche. Un sang généreux coulait dans ses veines. Il était noble comme un dieu. Il avait un faible pour les roses blanc mat, qu’il aimait placer dans les boucles de ses cheveux noirs, accrochées à une oreille ; le contraste entre cette fleur et la couleur de ses joues, surtout quand elles étaient un peu rouges – comme cela était alors le cas –, était un bienfait digne d’une sincère gratitude. Pendant ces chaudes journées d’été, au bord du lac, je lui faisais mettre des vêtements blancs – une chemise de soie, entièrement déboutonnée, les manches retroussées, de façon à mettre en évidence sa large poitrine brune et ses bras souples, et une culotte courte, pratique pour ramer. Il avait sous ses ordres une demi-douzaine de créatures du même genre, dont le travail consistait à transporter mes livres, mes appareils photographiques et mes instruments de chasse aux insectes, et à me servir tandis que je passais mes étés à paresser dans les collines du mont Albain ou sur la côte Adriatique. Cette personne qui me semblait un garçon, mais qu’il avait appelée Béatrice, paraissait avoir quatorze ans, et était beaucoup plus délicate et menue que Toto. La beauté, l’indépendance et l’intrépidité de son maintien devenaient chez elle tendresse et douceur, sans pourtant être moins saisissant. Ses cheveux soyeux étaient coupés court, comme ceux de Toto, et sa chemise était boutonnée jusqu’à la naissance de son joli cou. Le sommet de sa tête atteignait tout juste l’épaule du garçon. Elle se tenait devant moi, avec ses pauvres petits genoux qui tremblaient, et rougissait puis pâlissait tour à tour. Ils étaient tous deux d’une beauté si exquise, dans cette clairière ombreuse et mouchetée de soleil, avec le lac bleu en arrière-plan, que je ne pus m’empêcher de les faire attendre devant moi quelques minutes. Après un moment, il mit son bras autour de son cou, et elle mit le sien autour de sa taille et inclina légèrement la tête vers lui. Mais les yeux de Toto ne quittèrent jamais les miens.
– Et alors, mon garçon, dis-je, que voulais-tu me dire ?
– Eh bien, Monsieur, vous voyez, si Béatrice venait vivre avec nous – enfin, avec moi –, ce serait sans doute préférable si elle s’habillait comme nous. Comme ça, elle pourra vous servir aussi bien que nous, tout en évitant les commérages.
Je compris immédiatement que Toto avait tout à fait raison, comme d’habitude ; en effet, ma parole !, cette jeune femme n’aurait aucune difficulté à se faire passer pour un très joli garçon, avec certes les formes potelées de l’Apollon florentin, mais sans plus.
– Alors, continua-t-il, j’ai emprunté des vêtements propres à Guido et je les ai apportés ici ce matin. Puis je suis allé chercher Béatrice et je lui ai demandé de les mettre, et je l’ai cachée derrière cet arbre, parce que je savais que vous me feriez des reproches à son sujet quand vous descendriez lire vos journaux. J’ai décidé que je vous dirais tout, et que je placerais notre bonheur à tous les deux entre vos mains. Et je tenais à ce que vous la voyiez comme ceci, parce que je voulais que vous sachiez que vous n’aurez aucun désagrément, aucune conséquence fâcheuse à regretter si vous daignez nous permettre de nous aimer.
Je ne trouvai rien à redire, et, d’ailleurs, il n’aurait servi à rien de me fâcher dans l’immédiat. Je répondis donc qu’ils pouvaient être aussi heureux qu’ils le voulaient, et que je ne les importunerais pas si eux ne m’importunaient pas non plus. Ils me baisèrent les mains, et j’embrassai Béatrice sur le front, sur les joues et sur la bouche, tandis que Toto nous regardait, fier comme un paon. Je lui dis alors de laisser Béatrice remettre des vêtements convenables et de la ramener chez elle, puis de revenir me voir dans une demi-heure.
Je savais bien que ces circonstances étaient tout à fait naturelles, et je n’avais pas la moindre intention d’être sévère ou ridicule et de ruiner une idylle si charmante et si neuve. Du reste, je savais bien, oh ! si bien, qu’il est futile de s’interposer entre un animal et sa femelle.
Quand Toto revint, je ne dis rien pour le décourager ou l’ennuyer, et je me contentai de lui conseiller de s’assurer que son amour pour cette fille était durable – que c’était un amour qui le rendrait fier de passer sa vie avec elle, de lui consacrer sa vie, de n’être avec aucune autre qu’elle. Je lui dis qu’il était très jeune, ce à quoi il ne pouvait rien, et s’il voulait bien écouter mes conseils, il ne hâterait rien. Il répondit que je parlais avec la voix de la sagesse, et qu’il m’obéirait aussi scrupuleusement que si c’était la Madonna del Portone qui était descendue, toute couronnée de gloire, et qui lui avait fait cette recommandation. Il dit aussi qu’il connaissait Béatrice depuis qu’ils étaient tous les deux des nourrissons, qu’il l’avait toujours beaucoup plus aimée que ses propres sœurs, et d’une tout autre façon, si seulement je pouvais comprendre. La nuit précédente, tandis qu’il la tenait dans ses bras, il lui avait dit qu’il savait qu’elle voulait son bien ; il s’était senti si fort, elle lui avait paru si tendre, si tentante, qu’il avait brusquement désiré l’avoir toute pour lui, donner à quelqu’un une majestueuse bastonatura, et l’arracher des griffes de sa vieille sorcière de mamma. Celle-là l’avait toujours privé de tout plaisir, l’enfermait dès qu’il y avait une festa, et même, Dieu du ciel !, l’avait battue, parce qu’elle lui enviait, tout simplement, sa beauté, sa délicatesse, sa finesse dignes d’une jeune primevère. «Quelle malédiction que cette mégère de mamma ! Mais à quoi pouvait bien penser la Madonna, quand elle a donné une telle donnicciuola comme mamma à ma bellacuccia chérie ! Je ne veux pas dire que la Madonnina est parfois distraite, mais enfin, elle doit s’occuper de tant de monde, et comment autrement aurait-elle pu donner une telle mamma à san Pietro ? »
L’occasion se présentant, à cet instant, de changer de sujet, je la saisis. Je lui demandai s’il voulait bien être gentil et me dire quelle sorte de mamma la Madonna avait donné à san Pietro ?
– Ah ! mais Monsieur, vous devez quand même bien savoir que la mamma de san Pietro était la femme la plus méchante qui ait jamais vécu. Tous les jours de sa vie, elle les a passés à amasser et à gratter et à forcer san Pietro et ses deux sœurs (celle qui est entrée au couvent, et l’autre, dont je vous parlerai une autre fois) à ne rien manger pendant des jours, sauf peut-être quelques épluchures de pommes de terre et une vieille croûte de fromage. Je crois bien qu’elle ne savait même pas ce que cela voulait dire, être bon et charitable envers son prochain, même si évidemment je ne peux pas en être certain. Si san Pietro était une bonne personne, c’était qu’il avait trouvé d’autres modèles à suivre. Dès qu’il fut assez âgé pour travailler, il se fit pêcheur, comme vous le savez bien. Et quand le santissimo Salvatore a voulu un santo Padre pour diriger son Église, Il est allé au bord de la mer et Il a choisi san Pietro, car Il savait bien qu’un pêcheur serait capable de supporter toutes sortes d’épreuves, et qu’il attraperait dans son filet les âmes des bonnes personnes et les emmènerait au paradis tout comme auparavant il avait attrapé les poissons et les avait emportés au marché. Et ainsi san Pietro alla à Rome et il y régna pendant de longues années. Puis, un jour, les Païens décidèrent de tuer tous les Chrétiens. Alors les Chrétiens, qui n’avaient aucune objection particulière à se faire tuer, se dirent qu’il serait bien dommage de perdre un aussi bon pape que san Pietro, qui tout de même avait été choisi et leur avait été donné par le Signor Iddio Lui-même. À cet effet, ils convainquirent san Pietro de profiter d’une nuit très noire pour s’enfuir et d’aller se cacher quelque temps dans un endroit isolé, à l’extérieur des murs de la ville. Il marchait depuis un moment sur la via Appia – c’était une nuit très, très noire – quand il aperçut une lueur grise par-devant lui sur la route ; dans cette lumière apparaissait le Santissimo en personne, et san Pietro vit avec stupéfaction que la sua Maestà marchait en direction de Rome.
– Ô Maître, demanda san Pietro, où vas-tu ?
Le visage du Santissimo exprimait une immense tristesse.
– Je vais à Rome, répondit-il, pour me faire crucifier de nouveau.
Alors san Pietro comprit qu’il n’y avait aucune noblesse à s’enfuir comme cela, en douce, parce qu’un berger n’abandonne jamais ses brebis quand un loup s’approche – du moins un berger qui vaut plus qu’un baiocco.
Alors san Pietro fit demi-tour et retourna à Rome, et il éprouva la plus grande joie à être crucifié entre deux poteaux, dans le cirque de Néron. Il refusa en effet d’être crucifié comme le Santissimo, parce qu’il voulait se faire pardonner son moment de faiblesse, quand il avait tenté de fuir. Il supplia et pria d’être crucifié la tête en bas, ce que les Païens lui accordèrent de bon cœur, car après tout, s’il le préférait ainsi, cela leur importait peu. San Pietro cessa alors de récriminer et il monta directement au paradis. Bien entendu, à son arrivée, un ange lui donna immédiatement une nouvelle chape, une tiare, et ses clefs, et le Padre Eterno lui demanda de garder les portes. C’était un grand honneur, mais il l’avait bien mérité, puisqu’il avait atteint un rang si exalté sur Terre. Il n’était pas arrivé depuis très longtemps quand sa mamma est morte à son tour, mais on ne la laissa pas entrer au paradis. Elle avait été trop méchante et fut envoyée en enfer. Cela n’a pas du tout plu à san Pietro, et quand les autres saints se moquaient de lui à cause de cela, il se mettait en colère. Il alla finalement voir le Padre Eterno et dit qu’il ne seyait pas à un homme de sa qualité d’essuyer un tel déshonneur. Le Padre Eterno est si bon, si clément, si miséricordieux, qu’Il est prêt à tout faire pour vous aider, tant que cela touche au bien de votre âme ; Il dit à san Pietro qu’il était désolé et qu’Il comprenait son dépit. Il a proposé de voir si le sort de la mamma de san Pietro n’avait pas été décidé trop hâtivement et Il a ordonné à son ange gardien de Lui apporter le livre dans lequel était écrit tout ce qu’elle avait fait dans sa vie, en bien ou en mal.
– Bon, dit le Padre Eterno. Nous allons maintenant lire ce livre attentivement, et si nous pouvons y trouver une seule bonne action, nous y ajouterons tout le bien qu’a fait son fils, et elle sera délivrée des tourments éternels.
Alors l’ange commença à lire le livre, et ils découvrirent que dans toute sa vie, elle n’avait fait qu’une seule bonne action : à une pauvre mendiante qui crevait de faim, et qui lui avait demandé de lui donner, per l’amore de Dio, quelque chose à manger, elle avait jeté le bout de l’oignon qu’elle était en train d’éplucher pour sa soupe.
Le Padre Eterno commanda alors à l’ange de prendre ce bout d’oignon et d’aller le tenir au-dessus de la fosse de l’enfer. Si par hasard elle devait apparaître avec les autres âmes damnées qui bouillonnent dans ce ragoût, elle pourrait peut-être attraper le bout d’oignon et ainsi être tirée jusqu’au paradis.
L’ange suivit ses ordres à la lettre. Il flottait au-dessus de la fosse de l’enfer, le bout d’oignon à la main. La fournaise ardente brûlait, et les âmes embrasées se tordaient dans ce bouillonnement comme des pâtes dans une marmite en cuivre. Tout à coup, la mamma de san Pietro apparut ; dans sa douleur, elle levait les mains. Quand elle vit le bout d’oignon, elle s’en empara, car c’était une femme extrêmement cupide. L’ange commença alors à s’élever et à la transporter jusqu’au paradis.
Mais quand les autres âmes damnées virent que la mamma de san Pietro était sur le point de les quitter, elles voulurent s’échapper, elles aussi, et elles agrippèrent ses jupes dans l’espoir de mettre fin à leur supplice. L’ange continuait à monter, la mère de san Pietro tenait fermement son bout d’oignon, et plusieurs âmes torturées s’accrochaient à ses jupes, et d’autres aux pieds de celles-ci, et encore d’autres à celles-là, si bien qu’on aurait pu croire que l’enfer tout entier était sur le point de se vider. Et l’ange continuait à monter, et sous lui toute une immense chaîne de personnes qui ne tenait que par un petit bout d’oignon. Le bout d’oignon, d’ailleurs, n’allait certainement pas se rompre, car grande est la force d’une bonne action. Cependant, la mamma de san Pietro se rendit compte de ce qui se passait, elle vit qu’un grand nombre d’âmes se servaient d’elle pour s’échapper de l’enfer, et cela ne lui plut pas. C’était une femme méchante, égoïste et coléreuse. Elle se mit à donner des coups de pied et à s’agiter ; elle prit même le bout d’oignon dans sa bouche, pour avoir les mains libres et faire tomber ceux qui s’accrochaient à ses jupes. Elle lutta avec tant de force qu’à la fin, elle coupa le bout d’oignon avec ses dents, et elle retomba dans les flammes de l’enfer.[mks_pullquote align= »right » width= »80″ size= »50″ bg_color= »#1aa8aa » txt_color= »#00000″]»[/mks_pullquote]
Vous comprenez donc, Monsieur, que vous avez tout avantage à faire preuve de bonté envers les autres et à laisser faire ce qu’ils veulent dans la mesure où ils ne vous embêtent pas.
Ces réflexions morales de Toto me firent bien rire.
Le Site des éditions l’œil d’or
L’Hérésie de Fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées