Sharon Jones, Raphael Saadiq, Leon Bridges, Nicole Willis, la liste est longue de ces artistes voulant ranimer la flamme du soulman inconnu. Mais on pourra s’extasier sans fin sur la justesse de leurs intentions, sur la pertinence de leurs intonations, l’impression de réchauffé persistera. Même dans leurs mauvais jours (et il y en eut), David Ruffin, Leon Ware ou Barbara Lewis, pour ne citer que des outsiders, avaient le terrible avantage de chanter ou d’écrire une musique qui collait à leur époque. Il n’y a pas plus 1976 que Musical Massage et le premier album solo de l’ex-chanteur des Temptations n’aurait pas pu être enregistré 10 ans avant ou 10 ans après. Le Naturally de Sharon Jones & The Dap-Kings date de 2005 mais il aurait pu tout aussi bien sortir cette année ou il y a 20 ans. Cela sonne Stax, cela sonne sixties mais ce n’est pas Stax et ce n’est pas sixties. Un palimpseste aussi brillant soit-il reste un palimpseste. Et si Lee Fields ou Charles Williams se hissent au dessus du lot, c’est aussi parce que, bénéfice de l’âge, ils ont pu approcher du feu au moment où il brûlait encore.
Il faut se faire une raison : la Soul classique est morte. Deux fois. Le premier avril 1984 d’abord sous les coups du révérend Marvin Gay senior. Et le premier juin 1991 ensuite sur un lit d’hôpital de Philadelphie où reposait le corps nécrosé de David Ruffin. Lauryn Hill, Kelis, Mary J. Blige, ont pu être adoubées, à juste titre, comme des grandes prêtresses soul mais on était passé à autre chose. Nu Soul, R’n’B, la dénomination aussi avait changé. Alors, brandir en 2015 la bannière Soul Classic, l’année de Kendrick Lamar, peut faire sourire. Avec un brin de commisération. Comme peuvent faire sourire les grenadiers sexagénaires qui s’élancent sur la plaine du bicentenaire de Waterloo. De doux allumés qui jouent à l’authentique mais en oubliant quelques ingrédients majeurs comme le sang , la sueur et les larmes.
Une fois ce postulat posé, on peut se demander si le cas de Curtis Harding et de son Soul Power n’est pas, lui aussi, réglé. Des échos stoniens sur Surf, le fonds garage d’I don’t wanna go home, l’orgue vintage de Castaway, la touche Spinners de Keep on Shining. Quel pedigree ! L’homme a des lettres et tient à le faire savoir au risque de l’éparpillement. La pochette à nu aurait du cependant nous mettre la puce à l’oreille. Sachons entendre l’artiste au delà de la référence, sachons distinguer le chanteur derrière la révérence. Car artiste il y a. Et pas seulement imitateur. Par trois fois, sur ce disque qui fera de l’usage, le grand frisson passe. Sur Castaway, la voix, idéalement mixée, fait des merveilles, jouant à cache-cache avec un orgue sensuel et des éclairs de guitare saturée. Avec Freedom, le natif du Michigan (il n’y a pas de hasards) passe en voix de fausset et délivre une leçon d’aisance vocale qui laisse les bras ballants. Et puis il y a le single, Next Time, qu’on aurait bien vu en single de l’année si le disque n’était pas sorti en 2014 aux États-Unis. Tout y est : la basse bien smooth (guettez son entrée à 12 secondes), la batterie hypnotique et le chant à la fois détaché et déterminé.
Sur Soul Power, Curtis Harding court peut-être trop de lièvres à la fois (défaut véniel propre aux premiers disques) et peut-être aussi manque-t-il encore de confiance en lui (on aurait aimé l’entendre faire davantage l’étalage de ses différentes voix) mais un artiste est né qu’on aimerait bien voir marcher sur les pas d’Amy Winehouse, autre artiste ayant su adroitement échappé au piège du revivalisme. Sans aller bien sûr jusqu’à lui souhaiter la même triste fin.