[dropcap]L[/dropcap]es chiffres sont là, connus de tous et de toutes. La trajectoire sur laquelle nous sommes va nous faire perdre entre un tiers et deux tiers de toutes les espèces actuellement vivantes. Pourtant si ces informations semblent assimilées par nos intellects, nos affects n’y sont pas sensibles ou si peu. Aujourd’hui de nombreux penseurs du vivants, scientifiques mais aussi plus largement chercheurs en sciences humaines ou militants de l’écologie, considèrent comme indispensable que nous opérions une reconnexion sensible au vivant, seule manière peut-être d’entendre enfin, pour agir, le message d’urgence qui ne semble rebondir que mollement sur nos consciences anesthésiées.
Avec En plein vol, Vivre et mourir au seuil de l’extinction, les éditions Wildproject engagées depuis plus de 10 ans dans un formidable travail éditorial destiné à lutter contre les atteintes aux formes de vie causées par le réchauffement climatique, nous donnent à lire une passionnante et émouvante réflexion du philosophe et écrivain australien, Thom Van Dooren. La grande originalité de ce livre est de se positionner résolument sur une frontière, l’articulation de nos différents savoirs. Il s’agit en effet d’un texte qui articule avec précision et une grande pédagogie, des données concrètes issues de la biologie et de l’éthologie (science du comportement des êtres vivants) et une réflexion profonde et philosophique sur le sens de l’extinction des espèces. Tressant intimement ces différents domaines, Thom Van Dooren a pour ambition de nous faire toucher du doigt, à partir de la narration des histoires d’espèces en extinction, la réalité et la profondeur de ce qui est réellement en train d’advenir sous nos yeux inattentifs. Il veut nous donner à voir et comprendre ce que disparaître des vivants signifie tant pour les non-humains que pour les humains dont les destins sont, par nature (l’expression prend ici toute sa force), enchevêtrés. Il souhaite parvenir à atteindre notre registre émotionnel, car sa conviction est que ce n’est qu’une fois vraiment affectés que les humains pourront prendre le pas de l’action. Dit autrement, ce n’est que si nous parvenons à réellement comprendre, tout à la fois intellectuellement mais aussi sensiblement ce que signifie la disparition d’une espèce que nous parviendrons à nous sentir concernés par la tragédie en marche et nous lèverons pour la combattre.
« Le moins que nous puissions faire est peut-être de nous laisser traverser par de nouvelles sensibilités envers les pratiques de narration et de création de lieux de ces autres non humains, une sensibilité qui pourrait bien fournir une voie vers des possibilités de vie plus durables, par-delà les espèces et les générations »
Thom Van Dooren
Alors Thom Van Dooren va nous raconter l’histoire intime de cinq espèces d’oiseaux au bord de l’extinction ou éteintes. Cinq tragédies qui, si nous acceptons de suspendre un instant nos catégories habituelles de perception, vont nous dire depuis le point de vue des oiseaux ce que disparaître veut dire. Alors nous entendrons qu’avec la disparition de l’Albatros de Midway qui nous devance sur la planète depuis plusieurs dizaines de millions d’années, ce sont des milliards de kilomètres parcourus inlassablement au-dessus de l’eau sans boire ni manger dans la seule finalité de parvenir à assurer la survie intergénérationnelle qui auront été effectués en vain. Entendre les vautours de l’Inde ce sera comprendre comment une molécule voisine de notre Ibuprofène, non seulement extermine une espèce, mais vient mettre à mal, une partition historique entre humains et non humains pour la gestion des morts et la garantie d’un équilibre sanitaire. Écouter les manchots pygmées d’Australie ce sera reconnaître, comme nous avons aussi tant de mal à le faire avec les peuples autochtones, que certains êtres ne peuvent habiter que là, chez eux, tout simplement parce qu’ils sont de cet endroit et de nulle part ailleurs. Entendre la détresse des grues blanches en extinction piégées par leur si complexe mécanisme d’imprégnation précoce auprès de ceux qui tentent de sauver l’espèce, ce sera comprendre que vouloir sauvegarder une espèce, c’est aussi choisir la mort et la souffrance d’autres individus de l’espèce ou d’espèces connexes et que cela pose de complexes questions éthiques. Écouter enfin le chant de deuil des corneilles hawaïennes capables de pleurer leur conjoint, c’est accepter de faire vaciller nos plus solides certitudes sur l’exceptionnalisme humain.
« Au lieu de reproduire un exceptionnalisme humain qui nous sépare encore du reste du monde – comme les philosophies de la mort ont eu tendance à le faire- mon objectif en adoptant ce point de vue est d’explorer quelques-unes des nombreuses façons dont la mort nous englobe dans des mondes multi-espèces »Thom Van Dooren
Au terme de la très belle traversée du ciel aviaire que nous propose Thom Van Dooren, nous saurons que la disparition d’une espèce ne saurait se résumer à la mort du dernier individu qui la représentait. Avec la disparition d’une l’espèce, ce sont des modes de vie, des savoirs faire intergénérationnels et particuliers qui s’évaporent ; ce sont des coopérations inter-espèces qui se désagrègent ; ce sont nos capacités d’habiter ensemble le monde qui se perdent. Si nous arrivons à comprendre ce que cela signifie pour eux, alors peut-être cela commencera à signifier pour nous. Il nous faut pour cela rompre avec force et lucidité avec l’exceptionnalisme humain qui sous-tend encore aujourd’hui nombre de nos choix politiques, réflexes et pensées et percevoir que celui-ci nous rend non seulement sourds à la socialité et aux affects des non humains mais aussi, par ricochet, finalement aveugles à ceux des humains également.
Laissez Thom Van Dooren vous conter ces émouvantes histoires d’oiseaux, ces incroyables histoires de vie. Il nous accorde ainsi encore une chance de comprendre comment habiter ensemble, humains et non-humains, le monde. Saisissons-la.
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En plein vol, vivre et mourir au seuil de l’extinction de Thom Van Dooren
traduit par Marin Schaffner
Éditions Wildproject, 2021
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