Et demain les Russes seront là est le troisième roman traduit en français de Iulian Ciocan, après Le royaume de Sacha Kozac (2017) et L’empire de Nistor Polobok (2019), parus tous les deux aux éditions de Belleville (actuellement Tropismes), dans la traduction de Florica Courriol.
Iulian Ciocan est journaliste mais cela n’accorde pas un don de voyance. Le roman ici présent est paru dans sa version originale en 2015. Dire qu’il s’agit d’un texte prémonitoire (dans le sens où rien ne justifierait un pareil scénario) serait mal connaître cette région de l’Europe. Qu’à cela ne tienne, la préface de Jean-Louis Courriol est là pour expliquer, contextualiser et donner les clés au lecteur avant que celui-ci ne s’engouffre dans une faille spatio-temporelle.
Et c’est le moment parfait pour saluer les éditions Tropismes d’avoir intégré cette préface, brève et claire, indispensable – tout comme les notes de bas de page – à la bonne compréhension d’un texte qui pourrait échapper sinon à l’attention du lecteur.
Mettons d’emblée les lecteurs francophones dans le secret de ce roman dystopique : ce n’est pas une fiction de circonstance comme il en éclot beaucoup ces derniers temps. Iulian Ciocan ne l’a pas écrit en écho à la guerre d’Ukraine; il a été publié en 2015. Et il a germé dans la tête de son auteur sous l’impulsion de certaines peurs endémiques.
Préface de Jean-Louis Courriol à Et demain les Russes seront là de Iulian Ciocan
Si Iulian Ciocan choisit comme sujet de sa dystopie l’occupation de la Moldavie par les Transnistriens – et donc, les Russes – c’est qu’il s’agit là d’une peur quasi ontologique, partagée par tous les pays que l’Union Soviétique avait engloutis, voir ceux qui se trouvaient dans sa zone d’influence. « Cette peur se terre dans les cœurs » dit l’auteur dans un échange avec Florence Noiville pour le journal Le Monde le 10 mars 2022.
Peut-être qu’à l’époque où le roman a été écrit, son auteur essayait aussi de conjurer cette peur, de la nommer pour la faire disparaître, pour la ridiculiser. Malheureusement la suite a montré à quel point cette peur était fondée.
Le récit est axé sur deux temporalités: 1995, le présent de la narration qui a pour figure principale le jeune Marcel Poudre et 2020 où l’on suit les déboires de Nicanor Pigeonneau lors de l’invasion russe. Marcel Poudre rentre au bercail, à Chisinau, après des études de lettres en Roumanie. Il rentre sans trop savoir ce qu’il va faire une fois installé chez ses parents et sans avoir la moindre idée de la violence de la transition qui avait fait des années ‘90 une jungle où pauvreté et corruption se tiraient la bourre à tous les niveaux. Oui, Marcel Poudre est un type extrêmement naïf.
« Quand il arriva chez lui, dans l’appartement à trois pièces en enfilade du quartier Râscanova, Marcel Poudre comprit qu’il était tombé de Charybde en Scylla. La famille Poudre avait évidemment connu des jours difficiles dans la période soviétique, en 1990 aussi, lorsque Marcel partait, plein d’enthousiasme, pour la mystérieuse Roumanie, mais cette fois c’est carrément le désastre qui guettait. Ses parents avaient brusquement vieilli et ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux vendeurs ratatinés de la gare, l’appartement avait été pris d’assaut par les mites et les cafards qui s’y sentaient comme chez eux. »
─ Iulian Ciocan, Et demain les Russes seront là
Mais, dans ses bagages, un manuscrit, le roman dystopique sur lequel il avait travaillé pendant le temps passé en Roumanie. Il espère que ce sera la solution à tous ses problèmes, surtout les pécuniaires. Mais son ancien collègue, Blina, refroidit ses espoirs en lui dressant un tableau peu engageant de la vie littéraire en Moldavie :
« … Et tu dis que ça parle d’une Moldavie occupée par la Transnistrie? Ah, ah, ah! Mais c’est une sorte de dystopie, non ? Curieuse idée même si, à bien réfléchir ça pourrait bien arriver pour de vrai. Chouette, vieux, c’est chouette ! [ … ] Sauf que l’époque n’est pas des plus propices à la littérature. »
─ Iulian Ciocan, Et demain les Russes seront là
La deuxième temporalité, où l’on retrouve Nicanor Pigeonneau, prof de latin en retraite essayant de fuir l’invasion russe en Roumanie mais rattrapé par un bête problème administratif (son passeport roumain est périmé) est un bel exercice de mise en abîme. Les chapitres et les temporalités s’alternent, Marcel et son personnage, Nicanor, se font la course vers un dénouement qui, d’une certaine manière, va les réunir.
En deus ex machina impitoyable, Iulian Ciocan profite de ce double récit pour raconter la corruption et le népotisme durablement enracinés depuis l’époque soviétique, la transition et la sauvagerie économique des années ‘90, sur une tonalité tantôt sérieuse, tantôt burlesque. L’absurde n’est jamais loin mais les situations qui le provoquent sont à peine exagérées. Et le lecteur est embarqué dans une double trajectoire, menée tambour battant par un verbe intrépide et par des personnages hauts en couleur.
La littérature se trouve à nouveau dans son rôle d’obstinée ouvreuse de pistes de réflexion: lire le roman de Iulian Ciocan un an après le début de la guerre d’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, permet au lecteur français de mieux appréhender la situation actuelle et peut-être, de mieux comprendre ses voisins de l’est du continent.
Et demain les Russes seront là de Iulian Ciocan
Traduite par Florica Courriol
Tropismes, 3 mars 2023