[dropcap]I[/dropcap]l n’y a pas de meilleure manière d’entrer dans la vision d’un artiste, dans la pensée d’un auteur que d’y être guidé par un initié. C’est ce que l’émouvant livre d’entretiens de Laure Adler avec Etel Adnan, La beauté de la lumière (publié aux éditions du Seuil) nous permet de faire pour aller à la rencontre de cette incroyable artiste, peintre, poète, née au Liban en 1925 et qui nous a quittés fin 2021. Stimulant avec discrétion et sensibilité son interlocutrice, Laure Adler dose à la perfection relances et retraits pour nous donner les clés d’une œuvre et faire apparaître, comme si nous étions dans la même pièce qu’elle, un portrait particulièrement attachant et éclairant de celle qui fût aussi son amie.
Qui était-elle ? née d’une mère grecque et d’un père officier de l’empire Ottoman, l’enfance d’Etel Adnan est d’abord une enfance polyglotte navigant entre le grec, le turc et le français académique des écoles libanaises, assaisonnés d’un peu de l’arabe de la rue qu’elle attrapait au vol auprès des autres enfants. Avec quatre langues dans ses mains c’est d’abord vers la pensée que les talents de l’artiste vont se déployer et ce n’est que vers 30 ans, alors qu’elle est professeur de philosophie de l’art à Berkeley, qu’une autre enseignante lui lancera une question qui se révélera un défi et le tournant de sa vie « Comment pouvez-vous enseigner la philosophie de l’art sans pratiquer un art ? ».
Telle une baguette magique ou une épée de chevalier la phrase « constitue » Etel Adnan peintre, une peintre qui ne lâchera plus jamais le pinceau jusqu’à sa mort. Refaisant avec elle le parcours de ses années de maturation jusqu’à la consécration qui arrivera assez tard dans sa carrière, nous découvrons une artiste qui se caractérise tout d’abord par une extrême liberté, quelque chose comme une posture d’abandon ou d’accueil dans la création. C’est que chez Etel Adnan, le processus de création est homothétique de son rapport au monde, de sa posture philosophique. Nul besoin d’intellectualiser une démarche artistique ; pour elle ce qu’il faut c’est se lancer, avoir confiance, laisser le « hasard collaborer avec nous ». Chez elle la couleur exprime la volonté de puissance de la matière, elle jaillit là et où elle doit surgir. Ce sont les tubes de peinture qui font de l’œil à l’artiste sans qu’elle sache pourquoi celui-là, à cet instant-là, et qui font de ses tableaux des toiles inondées de lumière et de couleurs, dont les grands aplats communiquent immédiatement, joie sérénité et une forme de plénitude.
« Vous savez, Nietzsche nous a donné des grilles d’interprétation et des concepts, et l’un de ces concepts, c’est la volonté de puissance. Eh bien j’ai découvert que la couleur était la manifestation de la volonté de puissance de la matière. […] La couleur est une affirmation de présence si forte qu’elle est presque vivante, humaine. »
Etel Adnan
Difficile de compter, mais le nombre d’occurrences des phrases, « on ne sait pas » ou « je ne sais pas » au cours de ces entretiens est absolument stupéfiant. Elles révèlent la très grande humilité de l’artiste travaillant dans une forme d’immédiateté qui rend inutile un quelconque savoir préalable, une anticipation qui la priverait de ce que la découverte, l’attente du moment, contient de magie et de surprise. Sa compagne Simone qualifie d’ailleurs sa peinture « d’énergie pure », une énergie qui reflète le bonheur inouï qu’a ressenti Etel Adnan tout au long de sa vie dans le simple fait d’être au monde, d’avoir conscience que le monde existe et de s’expérimenter soi en son sein.
« Oui, vous avez ce besoin d’affirmer. Parce que ce qu’on appelle créer, c’est produire une affirmation, c’est ça, créer, et c’est extraordinaire, cette notion de faire surgir une réalité. Quitte à admettre que le sens de la réalité vous échappe à mesure que vous la créez. »
Etel Adnan
Mais si la peinture d’Etel Adnan incarne cette joie primaire, colorée, palpitante, elle reconnaît que son écriture, elle, est plus tragique, que sa palette s’y assombrit, que l’angoisse y pointe. C’est au départ contre la guerre qu’Etel Adnan a brandi sa plume, contre la guerre du Vietnam bien sûr, mais aussi contre les récurrences innombrables de la folie humaine que le XXème siècle lui a offertes comme modèles. Avec les mots dit-elle, on convie inévitablement le social, l’histoire et l’engagement. L’Anthologie en collections Points Poésie qui accompagne la parution du recueil d’entretiens permet immédiatement de saisir la différence qu’a instaurée l’artiste entre les deux facettes de sa production.
Quittant les jaunes, la lumière et le présent, les poèmes nous ramènent dans le temps et dans l’inquiétude, l’intranquillité. Le titre de l’anthologie, Le destin va ramener les étés sombres, l’annonce sans doute. Les formes poétiques des différents recueils rassemblés dans cette édition y sont multiples : vers libres comme les splendides Conversations avec mon âme, ou courts fragments de prose comme les étourdissants Mer et Brouillard. Dans le processus d’écriture, Etel Adnan juxtapose, enchaîne des petites phrases courtes dans un mouvement qui évoquerait celui d’une main qui soulèverait progressivement un voile sur une réalité. Chaque petit fragment ajoute malgré sa taille réduite une densité fulgurante au morceau qui le précède et ce jusqu’à atteindre une puissance étonnante, un concentré de signifiant. Puisant au registre mythologique ou philosophique ils forment finalement, comme les toiles de la peintre, autant de petites réductions du monde, des condensés de nature, de méditation sur la mort et la finitude. Mais quelle qu’en soit parfois la gravité, ce sont in fine des épiphanies de lumière, de petits cristaux merveilleux qui nous assaillent et nous ravissent.
Ce qui continue par ailleurs à frapper à la lecture de ces textes c’est ici encore leur farouche liberté. Liberté vis-à-vis du sens, liberté de dire, de surprendre, de confronter, de mélanger les couleurs sonores et signifiantes. Considérant que la poésie est une sorte d’aboutissement de la philosophie elle tient vigoureusement à soustraire toute démarche philosophique de la recherche de la vérité, horizon qui lui apparaît désormais indéfendable et vain. « Le hibou n’a pas la réponse » nous dit-elle dans Saisons et c’est cette suspension qui interpelle et bouleverse.
« On a besoin de dégager, de mettre de l’ordre, de se débarrasser des choses non essentielles pour faire de l’espace dans sa tête, pour qu’une image prenne sa place. Pour moi c’est ça la poésie : c’est que votre attention se libère, se repose. Nous vivons à travers des voiles, il me semble. Ces derniers temps, j’ai besoin de m’inviter à diner pour me retrouver- je suis tellement hors de moi, nous vivons hors de nous, nous avons rarement des moments où la musique, où la poésie nous reposent. […] On a besoin de poésie dans ce chaos et dans ce bavardage. »
Etel Adnan
Dans les dernières pages de La beauté de la lumière, Laure Adler interroge l’artiste qui sait qu’elle est en train de vivre ses derniers mois. Ni l’une ni l’autre n’esquivent les questions difficiles : la fatigue qui gagne, le manque d’élan. Les couleurs ont laissé la place au noir, l’encre de chine, dernière technique accessible à ses mains finissantes. Mais Etel Adnan continue d’avancer, de tracer sur la page blanche tous les matins « un ou deux trucs » parce qu’il n’est pas encore tout à fait l’heure de lâcher prise. Et puis le monde est là, la lumière, les fleurs et les montagnes. Et puis la fin elle l’a déjà écrite ….
« Chère âme, nous
allons nous séparer,
je deviendrai plus infime
que la poussière,
toi, tu disparaîtras dans une étrange
transparence
ce soir, j’ai
invité
mon ombre. »
Etel Adnan
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La beauté de la lumière Etel Adnan, Laure Adler
Seuil, mars 2022
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Le destin va ramener les étés sombres Etel Adnan
Traduit par Martin Richet, Jérémy Victor Robert, Françoise Despalles, Pascal Poyet et Françoise Valéry
Points, mars 2022
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Image bandeau : Etel-Adnan-Sans Titre-2012.-Huile-sur-toile-32-x-41-cm.- Courtesy collection privée Andrée Sfeir Semler, Hambourg – Institut du monde arabe