Isabela Figueiredo est une autrice qu’Addict-Culture suit depuis son premier ouvrage paru chez Chandeigne & Lima en 2021. C’est donc avec un vif plaisir que nous l’avons vue se positionner sur la ligne de départ de la rentrée littéraire 2025 avec Un chien au milieu du chemin, un livre grave et souvent drôle ou peut-être spirituel et un zeste désespéré si vous préférez ce second cocktail. Comment fait-on sourire tout en se penchant sur nos plus terribles désespérances ? Facile : avec le talent d’une des meilleures autrices actuelles des lettres portugaises.
Isabela Figueiredo est née en 1963 à Maputo au Mozambique sous domination portugaise dans une famille malheureusement très en phase avec la domination coloniale. Elle est devenue une des retornados rentrés en 1975 dans la péninsule ibérique après l’indépendance des colonies portugaises. C’est cette héritage de fille de colon et la fracture intérieure que cette éducation a engendrée qu’elle nous avait magistralement racontés dans l’autobiographique Carnet de mémoires coloniales (qui sort judicieusement aussi dans la collection Bibliothèque Lusitane Poche) et dans La Grosse, le récit d’une femme toujours un peu elle mais avec déjà un pied dans la fiction. Si les cicatrices que son parcours a laissées sur l’autrice sont toujours aussi visibles dans les méandres de ce nouveau texte, elle s’engage néanmoins plus loin dans la veine romanesque, déployant inventivité des situations et une profonde poésie narrative.
Les héros D’un chien au milieu du chemin, un homme et une femme, on pourrait les ranger selon l’autrice, dans la catégorie des « fruits moches ». C’est quoi les fruits moches ? Ce sont tous ces gens que nous croisons aux coins de nos quartiers, peut-être vous, sûrement moi, nous tous qui avons rêvé nos vies plus que nous ne les avons réalisées, avons plus subi les évènements que choisi, ce sont tous les cabossés de la vie – qui ne l’est pas ? – qui ne seront jamais la minorité ultra-performante que notre société affectionne tant, vedettes des réseaux sociaux ou super champions de n’importe quoi. Non, nous voici installés sur la rive sud du Tage dans un quartier simple ou José Viriato – c’est lui qui nous raconte – fait la connaissance de Beatriz sa voisine retraitée et malade à qui il n’avait jamais parlé, tout en sachant qu’elle l’espionnait sournoisement derrière ses rideaux depuis un bon moment.
Ce que Beatriz ne sait qu’à travers les photos qu’elle fait en cachette de lui, c’est que José vit avec ses chiens et qu’il fait les poubelles de façon compulsive et rentable, puisqu’il parvient à vivre de la vente de tout ce que notre société gavée de consommation et d’irresponsabilité déverse quotidiennement dans ce que nous nommons poubelles et que José considère plutôt comme des malles aux trésors. Parallèlement, ce que José ne découvre qu’en pénétrant chez Beatriz pour l’aider à se soigner, c’est qu’elle aussi a entassé sa vie dans des cartons, ou plutôt plusieurs vies puisqu’elle a aussi les affaires de sa mère décédée, des cartons méticuleusement organisés mais qu’elle n’ouvre jamais, souhaitant que les choses restent en place.
Progressivement nous allons pénétrer dans l’existence de chacun de ces deux êtres fracassés et comprendre comment ils ont échoué ici, sur cette rive sud qui a vu naître l’un et accueilli l’autre après qu’elle se soit débarrassée, définitivement et par hasard, d’un amour de jeunesse encombrant et fort peu sympathique. Hésitant à considérer sa voisine comme la meurtrière d’un homme qui a fait une chute fatale juste par ce qu’il a pris peur en revoyant Beatriz après de longues années, José parvient à apprivoiser celle qui se résout à approcher des chiens qu’elle déteste et ce voisin franchement étrange. Un homme que nous découvrons successivement privé d’un père révolutionnaire idéaliste et peut-être homosexuel, engagé corps et biens dans le renouveau du Portugal, puis d’une mère qui meurt de chagrin, d’alcool et de barbituriques, enfin choyé par une grand-mère incroyable qu’il néglige pourtant par peur de s’y attacher trop et de la perdre elle aussi. Comme le lui avait appris son père, s’attacher c’est se préparer à être très malheureux, mieux vaut donc rester libre même si le prix à payer est élevé.
« J’avais des clients réguliers qui voyaient dans les objets la même chose que moi. Il y a de la beauté dans un morceau de porcelaine où est peinte une fleur. Au début, je pensais que personne ne voyait ce que mes yeux voyaient. J’emportais mes trouvailles au marché comme des amulettes, elles étaient à moi. Un jour, des gens m’en ont demandé le prix. Elles n’étaient pas à vendre. Ils ont insisté. Ils me les ont achetées. Ils les gardent probablement dans des collections qu’eux seuls peuvent comprendre. Comme moi. Leurs héritiers jetteront certainement tout à la poubelle. Une fois de plus. J’ai toujours pensé que la beauté était universelle, mais à je considère que pour arriver à la reconnaître, nous devons apprendre à la contempler. La beauté peut être moche. Il y a une harmonie de couleur, de forme et une différence qui se reconnaît. Une étincelle de création. Là est la beauté. Pour la reconnaître, il faut avoir eu cette révélation tôt dans la vie. Cela aide beaucoup. »
─ Isabela Figueiredo, Un chien au milieu du chemin
Ce binôme improbable va permettre à Isabela Figueiredo de révéler subtilement nombre des problèmes cruciaux de notre monde contemporain et de positionner ses protagonistes comme des surfaces réfléchissantes de notre modernité inquiétante. Avec Beatriz, qui rappelle quelque peu l’immense photographe Vivian Maier avec qui elle partage une haute stature, des pellicules non développées et beaucoup de cartons fermés, nous voici témoins de la condition féminine du XXème siècle. Une mère solitaire qui gagne sa vie péniblement et finit par placer sa fille chez un fournisseur et une fille, Beatriz, qui tombe inévitablement amoureuse du fils du patron, un petit roi qui la délaissera rapidement pour un parti plus juteux, la laissant définitivement incapable d’aimer et de s’aimer, incapable de faire confiance à l’autre. Avec notre éboueur amateur, José, c’est le statut de l’animal qu’Isabela Figueiredo questionne, cet autre avec lequel nous vivons et que nous traitons, sans raison justifiable, avec affection s’il a la chance de s’appeler chat ou chien mais finit sous notre fourchette s’il répond au nom de bœuf ou de poulet. C’est aussi notre rapport à l’usure, à la corruption qui rend indésirable toute chose légèrement abimée et procède à son remplacement immédiat. C’est enfin notre incapacité à être nous-mêmes qui nous fait souscrire aux modes les plus absurdes et nous aliènent aux objets comme des prisonniers au fond d’un cachot.
Un chien au milieu du chemin
est un texte sensible,
d’une grande lucidité
et qui reste en nous comme
un petit trésor découvert
sur une brocante.
Évidemment, Beatriz n’est pas photographe par hasard car le centre, le cœur du propos d’Isabela Figueiredo c’est le regard, ce que le regard fait au monde. Un regard qui norme tout, qui mesure le droit des uns et des autres à intégrer la catégorie des gagnants ou à être relégués dans les sous-divisions de la société ; un regard qui rend esclave de l’apparence et fabrique des désirs chimériques ; un regard surtout qui assigne aux choses et aux êtres des places, des cases dont ils n’arrivent plus à sortir. Les deux protagonistes vont ici symboliser l’indispensable glissement du regard qu’il nous faut urgemment opérer si nous voulons renouer avec une indispensable humanité. Comme le regard de José sur les retornados qui l’aident à sauver le chien Cristo prouvant que personne n’est jamais totalement du côté du bien ou du côté du mal ; comme le regard qu’il porte sur les objets qui les fait passer de déchets à merveilles juste grâce à l’attention qu’il leur accorde et au futur qu’il parvient à imaginer pour eux ; comme les regards échangés par Beatriz et José qui se modifient au fil du roman, une lente (r)évolution qui permettra in fine à chacun de se reconnecter avec une vie plus intense, une vie à nouveau accessible aux émotions, un retour à la réciprocité.
Un chien au milieu du chemin est un texte sensible, d’une grande lucidité et qui reste en nous comme un petit trésor découvert sur une brocante. Comme Cristo le chien de José qui mord parce que la vie l’a elle-même mordu, nous sommes finalement une immense armée avec nos plaies plus ou moins apparentes, nos passés encartonnés, nos impuissances, mais aussi nos cœurs qui ne demandent qu’à recommencer à battre. « Nous échouons tous ». Cependant, « La saveur de la pomme la plus belle et celle de la pomme difforme sont identiques » nous rappelle Isabela Figueiredo. Une grande, belle et toute simple leçon d’humanité.

Un chien au milieu du chemin de Isabela Figueiredo
Traduit par Myriam Benarroch


