Deux traits de peinture, un marron et un violet, qui forment une croix de saint André. Deux nuances de peinture qui se mélangent à l’endroit où les lignes de matière se superposent. Deux peintres aussi peut-être, ou pas. Le premier, Asle, auteur de la toile que nous avons sous les yeux lors de l’ouverture du roman est un peintre vieillissant qui habite un village isolé sur les côtes norvégiennes extrêmes, non loin de Bjørvin (l’autre nom de Bergen). Asle ne côtoie plus personne depuis que sa femme Alès est morte, si ce n’est son voisin Åsleik, pêcheur avec qui il échange de menus services, ainsi que son galeriste, celui qui expose ses toiles en ville depuis toujours et lui permet de vivre confortablement de son art. Mais un autre peintre qui habite lui à Bjørvin, habillé de vêtements identiques et portant le même nom, Asle, se noie dans l’alcool et une identique solitude. Porté par un élan humaniste irrésistible, Asle se porte une nuit de tempête au secours de son homonyme (ou de lui-même ?) dont il pressent l’absolue détresse.
L’autre nom est construit sur une trame particulièrement minimaliste, un énoncé où les éléments fictionnels ne sont que support, et servent de matière première au dernier projet de Jon Fosse, Septologie. Plus connu comme auteur de théâtre, mis en scène par les plus grands, Fosse, né en 1959 et converti en 2013 au christianisme, livre ici un texte à la fois très personnel, universel et fascinant. Car plonger dans les deux premiers jours de la Septologie (ce volume recouvre le lundi et le mardi tels deux premiers jours de la création), c’est faire avant tout une expérience de lecture sensorielle. Avec une phrase unique dépourvue de point final mais hantée par les respirations, la voix de Jon Fosse est comme une longue scansion, répétitive, surlignée de « il dit » ou « elle dit » accentuant la marque performative du langage. On éprouve peu à peu quelque chose qui pourrait ressembler à une musique, quelque chose comme du Philp Glass, la survenue de motifs récurrents, ni tout à fait identiques ni tout à fait différents.
Bercés par cette mélopée magnétique, tel le ressac ininterrompu sur la grève, nos doutes rejoignent ceux des personnages. Lorsqu’Asle se porte au secours de son homonyme ni lui ni nous ne serons capables de savoir si cet autre existe réellement ou s’il n’est que le négatif du peintre. Ce dernier a renoncé à la boisson qu’il consommait en excès il y a des années et la sobriété qu’il affiche aujourd’hui peut aussi bien se lire comme une main tendue vers son ami, que comme la réminiscence de son passé. Car dans le roman nous ne sommes en contact qu’avec des images, les images du passé. Elles viennent hanter les personnages : enfance, premières amours, compagnes, lieux habités ; mais elles sont aussi les images qui participent au processus créatif de l’artiste et auxquelles Asle se confronte partout et à chaque instant. Le peintre s’interroge sur leur valeur, par exemple lorsqu’il croise un couple dans une aire de jeux pour enfants. Il reconnaît la femme et l’homme. Ils ont les traits que lui et sa jeune épouse avaient au début de leur vie commune. C’est dans une scène bouleversante qu’Asle les observe alors faire l’amour sur le sable et dans la rigueur de l’hiver norvégien, tout à la fois image véritable, palpable mais sans doute déjà passée, mémorielle. Tous les protagonistes du roman semblent d’une cristalline fragilité, comme perdus au bout du monde dans une humanité dépeuplée dont il ne persisterait que de rares spécimens. Ils demeurent face à face, comme reliés par de minuscules fils de soie que seul le soleil parvient à matérialiser. Ils traversent les pages, intranquilles, fatigués par l’existence, au bord du naufrage comme le second Asle, l’alcoolique, qui ne rêve désormais que de s’enfoncer dans la mer.
« Tu seras à côté de moi quand je serai mort ? elle dit
et elle me regarde, et je frémis
Oui, c’est ce qu’il m’a dit, elle dit
Tu seras à côté de moi quand je serai mort ? elle dit
Quand même, dire une chose pareille elle dit
Et elle dit que cette phrase, il la lui disait souvent, oui, quand il avait bu, et surtout les dernières années qu’ils ont passées ensemble, car il était quasiment toujours soûl, elle dit … »
Jon Fosse
Si les événements qui surviennent sont peu nombreux, la tension métaphysique du récit est, elle, extrêmement présente, voire parfois douloureuse. Mais L’autre nom est également une très belle réflexion sur l’art et la création. Asle décrit son travail de peintre, dont il a parfois honte d’arriver à vivre, comme l’action de « dé-peindre » les images qui sont en lui. C’est en les enchâssant sur la toile, dit-il, qu’il parvient à les faire taire en lui, à ce qu’elles le laissent tranquille. Peindre constitue un mouvement ininterrompu d’images qui entrent en lui depuis l’enfance, qu’il réussit ensuite, pas toujours, à extraire, et dont il finit par s’affranchir dans l’acte de peindre. C’est pour cela que pour Asle, comme pour Jon Fosse, l’art est essentiellement forme. La peinture, comme la littérature, a pour fonction de rendre visible de l’indicible, tente de capturer dans la forme le sens que l’on cherche à rendre.
« …j’ai l’impression que ce n’est pas le peintre qui voit mais quelque chose d’autre qui voit à travers le peintre, comme si ce quelque chose était capturé dans le tableau et parlait en silence hors de lui, et ça peut venir d’un simple coup de pinceau , un coup de pinceau qui permet à l’image de parler comme ça, et c’est incompréhensible, je pense, et je pense que c’est pareil avec l’écriture que j’aime lire, ce qui importe n’est pas ce qu’elle dit littéralement au sujet de ceci ou de cela mais quelque chose d’autre, quelque chose qui parle silencieusement dans et derrière les lignes et les phrases,… »
Jon Fosse
C’est enfin dans l’acte de peindre que Jon Fosse parvient le mieux à donner place à la foi de Asle et sans doute à la sienne aussi. Le peintre rappelle à plusieurs reprises dans le roman combien il est fasciné par les couleurs, combien il sait le langage impuissant à traduire en mots l’infinie variété des couleurs, de leurs nuances. Mais il a surtout découvert que l’enjeu de la peinture réside in fine dans le jaillissement de la lumière, car la lumière est intimement liée à l’obscurité. Il n’y a rien de plus lumineux que les couleurs sombres, que le noir, et leur potentiel à restituer la clarté qui nous a été donnée. Asle contemple ses toiles, seul, dans la nuit. Alors c’est cette capacité à faillir jaillir la lumière de l’ombre qui rapproche tant l’expérience picturale de la foi, puisque pour Asle et son double Fosse, c’est dans l’obscurité que Dieu se montre le mieux.
Désorientés, Asle, Åsleik, leurs amours, leurs enfances et leurs fantômes, habitent les pages de ce texte vertigineux servi par une belle et sans doute pourtant complexe traduction. Leurs voix se répètent inlassablement comme nous nous répétons ad libitum, comme si nos identités n’étaient finalement que cela, une interminable répétition, jusqu’à la dernière.