« Le mec laisse derrière lui une oeuvre qui fait qu’on se sent tout petit… »
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]e prime abord, on pourrait croire que cette aimable sentence fait référence au précieux Mark Hollis, leader du groupe Talk Talk, dont la récente disparition a suscité une vive et compréhensible émotion, malgré son retrait complet du monde de la musique vingt ans auparavant. En réalité, il s’agit de l’un des commentaires laissés sur Facebook par l’un de mes contacts, sous mon post annonçant le décès tragique de Keith Flint, danseur, chanteur et figure de proue de la formation techno-punk britannique The Prodigy.
Du premier degré sincère au sarcasme grinçant, il n’y avait ainsi qu’un tout petit pas formel à franchir, et c’était là une nouvelle preuve de l’importance cruciale du contexte, cette saillie se voulant profondément ironique et mordante, en regard de l’insignifiance supposée de la trace laissée par le bonhomme dans l’Histoire de la musique moderne. Et ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres, entre remarques acerbes et franches moqueries, que j’ai pu relever ces derniers jours sur ces forts généreux réseaux sociaux, où la moindre notion de bienveillance ne saurait constituer autre chose qu’un risible aveu de faiblesse.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]O[/mks_dropcap]n aurait pu croire qu’en 2019, après des décennies d’heureux changements de mentalités, de brassages culturels réussis et de progrès technologiques probants (du moins dans le domaine de la création artistique), ce type de remarque serait purement inconcevable, relevant au mieux d’un stérile combat d’arrière-garde qui opposerait, envers et contre tout, les tenants d’une esthétique rock « traditionnelle » et les soutiens d’une évolution radicale et combinée des mœurs sociétales et des pratiques musicales.
Mais peu importe, commençons donc par le début de l’histoire : Keith Flint n’était pas seulement l’un des membres fondateurs de The Prodigy mais en fut également l’instigateur principal, puisque c’est en 1990, à la suite d’une rencontre avec Liam Howlett et après l’écoute des productions confectionnées par ce dernier dans sa chambre, que germera l’idée de fonder un groupe. Ainsi, il y a fort à parier que sans l’enthousiasme déchaîné de son futur partenaire, le producteur débutant n’aurait jamais franchi les limites de son quartier d’origine.
Cette formation brutalement atypique (pensez donc : un type planqué derrière ses machines et TROIS danseurs) rencontrera un succès foudroyant dès son premier single Charly, véritable bombe techno qui atteindra la troisième place des charts nationaux à l’été 1991. Les deux premiers longs formats du groupe, Experience en 1992 puis l’emblématique Music For The Jilted Generation en 1994 remporteront un triomphe similaire, plaçant le nom de leurs créateurs au centre de la scène électronique de l’époque, avec une bonne longueur d’avance sur leurs compatriotes concurrents d’Underworld et des Chemical Brothers.
Si les débuts de The Prodigy cantonnent ainsi Keith Flint et ses acolytes Maxim et Leeroy Thornhill dans d’exclusifs rôles de danseurs, il paraît relativement crucial de rappeler que la réputation simpliste et tristement superficielle de cette discipline, pourtant au moins aussi ancestrale que la tradition orale du langage, est scandaleusement infondée. Nous parlons bien ici de la dimension purement physique et exutoire de cet acte primitif pouvant conduire à une transe tribale, pas de sa variante plus classique et élaborée, marqueur rassurant d’une noblesse gracieuse dont l’éclat indéniable n’est surtout, au final, que prétexte de fierté condescendante pour une certaine bourgeoisie occidentale, qui ne se rappellerait de sa condition humaine qu’en essuyant une larme de crocodile devant l’alarmant constat social de films idéalistes comme Billy Elliot.
Cependant, c’est en 1996 que le groupe se lancera dans une mutation inattendue et hautement improbable de son architecture interne. Alors que la dimension visuelle des prestations scéniques des formations électroniques d’alors est supplée par de spectaculaires et aveuglants accompagnements lumineux, The Prodigy imagine en sus une toute autre extension à sa musique martiale et remuante : relooké en une saisissante variation cyberpunk du Johnny Rotten des Sex Pistols, entre maquillage outrancier et coupe de cheveux apocalyptique, le furieux Keith Flint sortira de sa boîte tel un diablotin trop longtemps enfermé dans l’ombre.
S’emparant du micro comme si ses jours étaient (déjà) comptés, le chanteur improvisé déploiera une rage bouillonnante et communicative sur deux singles impitoyables, l’incendiaire Firestarter monté sur un sample fédérateur d’Art Of Noise, puis le tellurique Breathe à l’infra-basse cataclysmique, qui atteindront, l’un après l’autre, les sommets des ventes au Royaume-Uni, et demeurent les deux plus gros succès du groupe à ce jour.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]es réactionnaires simplistes qui feraient encore mine d’ignorer les travaux de l’intellectuel canadien Marshall McLuhan peuvent bien argumenter que la techno n’était porteuse d’aucun message (alors que son esthétique seule, en forme de coup de poing dans la gueule de l’ordre établi, en fournissait un évident), Keith Flint aura été le premier à lui donner, avec une telle ampleur géostratégique, un visage et un corps. « Medium is the message », et celui de The Prodigy atteindra un paroxysme stratosphérique avec la sortie de l’album The Fat Of The Land qui, à l’été 1997, réussira l’exploit d’atteindre simultanément la toute première place des charts anglais ET américains.
Avec ses mimiques grimaçantes, son déhanché épileptique et son débit ravagé, Keith Flint aura injecté dans les fondamentaux de la dance music de l’époque une forte dose d’énergie punk. L’ironie de l’histoire étant que certains esprits chagrins, déplorant cet astucieux détournement au forceps, invoqueront l’hypothétique trahison éthique de certaines valeurs d’anonymat, soi-disant inhérentes à un mouvement techno qui prônerait la célébration du collectif au-delà du narcissisme individuel, alors que la plupart d’entre eux luttaient de toutes façons farouchement contre l’expansion populaire de la club culture au sens large.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]À[/mks_dropcap] la suite d’une telle réussite mondiale, Liam Howlett refusera de s’enfermer dans une formule à succès et se passera des services de Flint pour la conception de Always Outnumbered Never Outgunned qui, bien qu’atteignant à son tour la place de numéro un des charts et accentuant encore davantage le virage électro-punk amorcé par son prédécesseur, sera considéré comme un échec, aussi bien critique sur le moment que commercial sur la longueur.
Si les trois albums publiés par The Prodigy au cours de la dernière décennie virent le retour dans le rang du hurleur en chef, la bonne étoile créative du groupe semblera trompeusement en berne, surtout si l’on interprète le recadrage des fondamentaux rave de la production de Liam Howlett comme un véritable acte de résistance, en forme de vigoureux bras d’honneur à l’establishment victorien d’une brit pop anémiée mais persistante : voici mon son, c’est à prendre ou à laisser. Hélas, après une poignée de dates en Nouvelle Zélande et en Australie, tour de chauffe d’une tournée mondiale qui s’annonçait pourtant extensive, le coup de massue que constitua, il y a quelques jours à peine, le suicide de Keith Flint à son domicile, pour des motifs qu’il semble avoir emportés avec lui, est probablement le type de drame dont une telle formation, si fortement portée par la représentation iconique de son front de scène, ne se relève pas.
Il est troublant de se dire que le titre du récent long format du groupe, le très old school No Tourists publié en novembre dernier, pourrait bien servir d’épitaphe à cette figure incongrue et pourtant essentielle des années techno : non, le danseur improvisé leader par défaut n’était pas là que pour le décorum, à faire le « guignol » sous des stroboscopes et une pluie de décibels. Les mauvaises langues peuvent bien continuer à dérouler leur fiel empoisonné, il est fortement probable que par-delà la perte d’un ami cher, une évidence cruelle laisse Liam Howlett dans un état de dévastation émotionnelle irréversible : dans un geste qu’on qualifiera bien d’artistique, contre vents mauvais et marées cyniques, à l’instar du Dave Gahan de Depeche Mode qui passa sa carrière quasi-entière à chanter les mots d’un autre, conférant une charpente ferme à un univers abstrait, Keith Flint avait fini par devenir l’âme insulaire de son groupe, à défaut d’en être le cerveau tacticien.
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Je tiens à dédier cet article à mon ami Patrick Fouque, en souvenir d’un temps que les moins de quarante ans connaîtront peut-être.