[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]’est un cliché que de le dire, un lieu commun, et c’est pourtant de plus en plus rare dans les faits : la littérature doit être une évasion. Ces derniers temps, elle provoque surtout une certaine introspection, l’époque explore l’intime pour offrir un contrepoint au chaos du monde. Mais quelque part, on ne sort pas de soi et de ses références. Moins fréquemment qu’auparavant, dans l’enfance, quand on était convertis à de nouveaux horizons et qu’elle était un voyage.
En découvrant La Somme de nos Folies de Shih-Li Kow (paru chez Zulma), c’est cette sensation d’ailleurs que j’ai recouvrée, et dont j’ai découvert avec surprise que j’en avais perdu l’habitude.
Cela commence par une inondation, l’une de ces catastrophes qui fédèrent une compassion aussi générale que périssable, un coup de projecteur sur l’une de ces régions dont on ne sait habituellement pas même qu’elles existent. Dans ce petit village de Lubok Sayong, quelque part au nord de Kuala Lumpur, on découvre Auyong, un vieil homme à la retraite, paisible et sage qui aide Beevi, dont la grande maison de famille devenue chambre d’hôtes demande beaucoup d’attentions.
La vieille dame est là pour les voyageurs, leur réservant le privilège douteux de sa cuisine, son ironie (indécelable pour eux) et ses histoires dont on ne sait si elles sont le fruit de son imagination, de son exagération, de sa propension à transcender simplement la réalité en lui insufflant la portée d’un conte. Elle se voit contrainte d’adopter la jeune Mary Anne, l’orpheline qu’allait adopter sa sœur disparue brutalement. La vie passe. Les certitudes aussi. Ce temps immuable de l’enfance et des coins reculés qui peu à peu se laissent envahir par la modernité et ses bouleversements.
C’est finalement cet équilibre entre tradition et temps présent, entre le monde que l’on connaissait et celui qui, inexorablement, change de nature que cet ouvrage raconte. C’est également un roman sur les racines. Celles de Beevi dont elle entretient le souvenir, celle de Mary Anne, arrachées, et qu’elle doit se créer, cet ancrage que l’on cherche dans les lieux où l’on vit, près des êtres qu’on croise, avec cette hantise de marquer son passage sur terre, d’y avoir des repères et de pouvoir y inscrire son histoire.
Beevi raconte sa famille. Mary Anne raconte l’orphelinat, son amitié fusionnelle avec Mary Beth, les destins qui s’y écoulent, qui s’y bouleversent, les rires qu’on y échange, les attentes et les grands rêves. Auyong observe, ancré dans ce petit village éloigné de Kuala Lumpur, la grande ville, ses mirages et ses désillusions, les destins qui le peuplent, il ressemble à une sorte de chœur antique ou de mémorialiste du lieu. Il est un ange gardien, celui sur qui chacun compte.
Beevi, c’est autre chose, presque la sagesse de la terre, la poésie des récits que l’on se raconte le soir dont on ne sait plus tellement s’ils sont de véritables souvenirs ou des chants homériques. Entre la nécessité de vivre du tourisme, de demeurer pittoresques et conformes aux clichés que les paresseux voyageurs aux regards voilés par tant d’idées reçues sont venus chercher, et la modernité qui vient doucement bouleverser notre rapport au monde.
On lit comme on assisterait à une chorale tendre qui saurait saisir les nuances de l’existence, de la plus douce à la plus tragique. On devine les paysages, les demeures s’animent de leurs bruits quotidiens. De leurs drames aussi (comme cette partie de pêche avec des touristes qui tourne très mal). On connait les personnages, dans le fil de leurs jours, de leur routine. On les voit doucement grandir, vieillir, changer, à l’image de cette Malaisie en transition dont ils finissent par devenir les reflets. Leurs voix se succèdent d’une partie à l’autre et s’additionnent, racontent la poésie d’un monde qui cherche ses repères, raconte les exubérances de chacun, ses élans (jusqu’aux personnages secondaires qui trouvent tous une belle densité).
On referme ce roman enrichi de nouvelles intériorités et de nouveaux paysages, portés par un style nuancé, qui épouse chacun des regards qu’il mêle (dans la traduction de Frédéric Grellier). Il est une parenthèse légère, juste et profonde, qui vous a donné le sentiment de chacune des vies qu’on a pu y croiser. D’avoir vécu auprès d’eux, dans cette grande maison peuplée d’anecdotes et de souvenirs. Jusqu’à l’extravagance tendrement assumée par chacun des protagonistes.
C’est poétique et drôle, ça dit quelque chose des liens qui unissent des gens pourtant si différents les uns des autres. Ça dit quelque chose du monde et de la noblesse des humains, quotidienne, audacieuse, tendre, haute en couleurs, invisible dans les journaux.
C’est une jolie respiration.
Voilà qui me tente ! Merci pour ce billet.