[dropcap]J[/dropcap]amais dans le récit il ne sera nommé. Il est le « Tu » (que l’on aurait aussi pu orthographier « tue », ou « tu » de taire) du dernier roman de Larry Tremblay, Tableau final de l’amour, qui parait aux éditions La Peuplade en cette rentrée, splendide hommage à celui qui inspira nombre des œuvres de Francis Bacon et paiera de sa vie son commerce dangereux avec le génie.
Leur rencontre fut sans doute un choc, une détonation. C’est dans une incroyable scène de cambriolage manqué, de sang et de sexe mêlés qui ouvre le roman, que Larry Tremblay nous la restitue et donne immédiatement le ton d’une relation proprement alchimique, transmutant violence et passion en art, voire en or compte tenu du succès qui sera celui de Bacon. « Tu es venu pour me voler » clame le peintre et l’incipit du roman, au milieu d’une nuit qui va irrémédiablement sceller le destin des deux hommes. Cette ouverture sonne pourtant comme une prémonition inversée, puisque celui qui finira par être pillé, absorbé par le maître et transformé en huile, c’est Georges Dyer, un petit délinquant paumé et sorti de nulle part, telle une muse capricieuse.
Aussi indispensables l’un à l’autre que les deux parties d’une sphère, les deux hommes vont s’engager dans un tango tumultueux et amoureux, un jeu de la vérité exigeant et sans issue. Émergeant difficilement au-dessus d’un océan d’alcool, de drogues de plus en plus dures et de l’incarcération de Dyer, les moments de communion et les scènes de déchirure se succèderont. Le peintre rend très vite son partenaire largement dépendant de sa générosité comme pour dédommager celui qu’il sait être désormais le centre de son inspiration.
« J’essayais de comprimer dans mon tableau la charge de ta vitalité, ton débordement insultant. Je tenais à plaquer ton immensité dans les limites tremblantes de la couleur. J’essayais, tu bougeais trop. Ou était-ce plutôt ma main. »
Larry Tremblay
Si Bacon parvient si bien à comprendre et à lire en son modèle, c’est que lui-même connaît les profondeurs noires de l’homme. Enfant humilié par un père qu’il méprise et désire tout à la fois, jeune homme violé dans l’environnement familial puis prostitué pour parvenir à subvenir à ses besoins, il n’a pas d’illusion sur ce qui fait de nous des humains, sur ce que cette nature cache de magique et d’absolue solitude. Dans la soumission à laquelle il a dû se plier, dans le sale et l’abject Bacon a découvert et compris ce qu’est l’art. Sa conviction, c’est que ce qui est à peindre est caché, enfoui sous la surface des choses ; que la peinture est une sorte de révélateur du réel, mais que pour faire sens, celle-ci doit être la plus directe possible, la plus exempte de médiations, sociales, culturelles, la plus étrangère aux codes et normes.
« J’aurais voulu peindre directement avec mon cerveau, me passer de mes yeux de mes mains. Ou directement avec mon sexe, et me passer de cerveau »
Larry Tremblay
Bacon sait que nous sommes des êtres de chair, de viande, que la viande c’est le point limite où tout se résout, tout s’éclaire, ou plus rien n’est en retenue. C’est pourquoi le sexe, dans lequel il distingue le dernier rempart avant la mort, constitue l’expérience ultime où l’homme ne peut plus rien cacher. Sous le regard du peintre la beauté arrogante de son modèle se décompose, se fragmente, les organes se déplacent, se mélangent et in fine se recomposent. Bacon capture ses visions, les projette sur la toile et crée de manière compulsive dans un atelier où les tubes de peinture colorent inutilement les détritus. Accaparé par le succès, Bacon sera pourtant sourd à la détresse de Dyer qui finira par absorber la dose de trop, celle qui suicide sans dire son nom, celle qui va transformer la muse en un culpabilisant souvenir.
A l’instar du modèle, le lecteur de ce court roman est lui aussi capturé par une voix extrêmement juste, un érotisme noir mais néanmoins solaire, que Larry Tremblay a su donner à l’auteur de Trois études de Lucian Freud . Les phrases ramassées permettent au souffle court de l’asthmatique qu’était Bacon de faire entendre son rythme propre, sa pulsation. Le peintre narrateur devient un « je » qui s’oublie et que l’on ne parvient plus à distinguer de l’artiste réel et qui porte un éclairage sensible sur une peinture dont la force et la violence tend à tenir celui qui la contemple en une forme de retrait. Avec ce roman, l’ambition biographique disparaît (Tremblay compose librement entre fidélité et arrangements) et c’est la possibilité de ré-inventer le maître qui parvient in fine à nous frayer un accès vers ce qui effraie tant dans la peinture de Bacon, ce trop évident miroir de nous-mêmes.
« Une fois terminé, ce tableau serait perçu comme de l’horreur, car peu de gens, en le regardant, auraient le courage d’ouvrir aussi les yeux sur celle de leur propre existence. »
Larry Tremblay
Faisant fi des taches de peinture qui parsèment la couverture du livre, les deux hommes, jambes opposées en avant se tiennent eux aussi comme de part et d’autre d’un miroir. Le regard évitant le photographe, peut-être plus sombre, Georges Dyer, imperméable boutonné, semble déjà prêt à quitter la scène. Plus décontracté, un léger sourire aux lèvres, Bacon semble lui attendre calmement quelque chose. Peut-être que Larry Tremblay nous rappelle qu’une peinture comme la sienne se regarde en face, sans peur mais aussi sans compromis.
« Si quelque chose est fort, les gens pensent que c’est douloureux. En fait, je ne crois pas que mes tableaux aient quelque chose à voir avec la douleur. Mais ils n’ont surtout rien à voir avec la séduction. La réalité émeut, fascine, effraie, émerveille ou excite, mais elle ne séduit pas. »
Francis Bacon, Entretiens II, Folio essais
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Tableau final de l’amour de Larry Tremblay
Éditions La Peuplade, 19 août 2021
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