[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#c7204c »]L[/mks_dropcap]a journaliste suédoise Katrine Marçal a beau le marteler, rien n’y fait. Malgré des présupposés qui tendent à l’invalider, Homo œconomicus reste une théorie économique en vogue, dans les cénacles politiques comme dans les rédactions journalistiques, mais aussi parmi les économistes orthodoxes.
Cette représentation des comportements postule pourtant que l’homme économique est pétri d’égoïsme, mû par son seul intérêt personnel, privé de tout contexte social ou familial – et davantage encore d’altruisme ou de libéralité.
Une théorie controversée que des recherches récentes ont battu en brèche : au-delà de cinq ans, l’homo œconomicus relèverait du fantasme ; chacun est alors enchevêtré à une série de personnes, de valeurs ou d’institutions l’empêchant de se comporter comme l’archétype modélisé par la recherche en sciences économiques.
Ce n’est cependant qu’un fil dans une pelote de laine. Katrine Marçal évoque tour à tour la « main invisible », les prophéties autoréalisatrices, l’aversion à la perte, les produits dérivés, la théorie des jeux, la prétendue efficience des marchés, les asymétries d’informations, les épisodes d’euphorie et de panique boursières, l’aléa moral, l’introduction de l’argent dans les mécanismes sociaux, les incitations, l’économie comportementale, Bernard Mandeville, le ruissellement cher à George Gilder, la courbe de Laffer, Thatcher et Reagan, les subprimes, la pollution à Guiyu (Chine)…
L’auteure adresse ses réserves quant à l’hypothèse d’un individu isolé ne se socialisant que par le marché et dénonce, tantôt avec légèreté tantôt avec gravité, une discipline qui néglige les corps, le travail « invisibilisé » et les genres. Ce dernier point se trouve au cœur de l’ouvrage : Adam Smith a théorisé les échanges et contribué à façonner l’homme économique, mais il a enlevé la femme de l’équation. Sa mère, qui l’a accompagné toute sa vie, n’a-t-elle aucune valeur économique ? Préparer le repas, faire la vaisselle et le ménage, s’occuper de l’intendance, des enfants et des malades n’a-t-il aucune signification chez les adeptes de l’homo œconomicus ?
À lire Katrine Marçal, la réponse ne fait pas un pli. Si un homme épouse la nounou de ses enfants, le PIB diminue automatiquement. Mais s’il place sa mère dans une maison de repos, il repart à la hausse. En réalité, les tâches ménagères, qui sont souvent l’apanage des femmes, ne sont pas mesurées par les statistiques des économistes. Elles se trouvent ignorées, dépourvues d’attention et, par conséquent, de sens économique. Avec l’École de Chicago, les choses se corsent encore : Gary Becker argue que si les femmes gagnent moins, c’est parce qu’elles ont rationnellement moins d’intérêts à être productive.
Une théorie aussi absurde s’applique aux Noirs : s’ils demeurent sous-payés, c’est pour compenser le racisme dont ils font l’objet, lequel pourrait pousser certains clients à s’adresser à la concurrence. Pour Freud, si les femmes s’adonnent avec tant de vigueur au nettoyage, c’est pour contrebalancer les saletés contenues… dans leur vagin. Le sexe faible n’est pas plus épargné par les chiffres : 70 % des pauvres dans le monde sont des femmes ; le manque de soins et de nourriture au profit des hommes a fait disparaître à lui seul 100 millions d’entre elles dans le monde ; il n’y a que quinze ambassadrices féminines parmi les PDG du classement Fortune 500…
Dans l’essai féministe La Femme mystifiée, Betty Friedan exprime le mal-être féminin dans les classes moyennes américaines des années 1950-1960, sous les coups conjugués des injonctions publicitaires et psychologiques. L’économie féminine serait faite d’amour, d’altruisme, d’éthique, de prévenance, de soins dispensés à autrui et, in fine, de non-considération et de non-rémunération. Parmi les injustices égrenées dans cet ouvrage, celle-ci est peut-être la plus terrifiante.
Et Katrine Marçal de poser, au fil des pages, cette simple question : comment croire en la justesse d’hypothèses économiques rejetant dans l’ombre ce que la moitié de l’humanité fait la moitié de son temps ?