Day 6
Jennifer
Hier, j’ai eu maman au téléphone. Évidemment, c’est toujours moi qui dois donner des nouvelles quand nous sommes en déplacement. Brandon n’y pense jamais. Pourtant, si on y réfléchit bien, ça n’a rien de bien compliqué de téléphoner à Rosa Sefshkenaze. Rosa Sefshkenaze pose des millions de questions et n’écoute jamais les réponses. Quand j’étais adolescente, cela me rendait folle de ne pas pouvoir en placer une. Je m’acharnais à vouloir faire de ma mère une Caroline Ingalls – qui aurait eu le téléphone-, une mère qui m’aurait demandé si je me portais bien, si je m’amusais bien, avec des grands rires champêtres en cascade et en tablier bleu, et qui aurait écouté mes réponses. Vraiment. Quand j’ai commencé à voir le Dr Zuckerboul, je me souviens qu’il me parlait de recul, de saine distance et me conseillait de cesser d’imaginer une mère qui n’était pas la mienne. Cela me rendait encore plus folle qu’il me demande, à moi, de changer, alors que je le payais 75 $ les 20 minutes, pour qu’il me dise que j’avais raison d’être désespérée. Et puis, un jour, il m’a montré un truc. Un truc fascinant. Il m’a hypnotisée, un peu comme Dora ou Anna O. Sauf que, Dieu merci, je ne suis pas tombée amoureuse du Dr Zuckerboul pour autant. Et j’ai visualisé une énorme bulle de chewing-gum transparente, et aérienne sur laquelle les paroles et les questions de ma mère rebondissaient mollement et ne m’atteignaient plus. Le Dr Zuckerboul m’a dit que c’est une technique de thérapie comportementale, que ça marche très bien au Canada. Depuis, lorsque je téléphone à ma mère, je vais beaucoup mieux, je ne suis plus affectée comme avant. J’ai mes Hollywood dans la tête, à disposition.
J’ai composé le numéro et bien sûr, elle a répondu à la huitième sonnerie. Elle fait toujours ça. Elle veut donner l’impression qu’elle est très occupée. Elle pense que quelqu’un qui ne répond pas tout de suite, c’est quelqu’un qu’on respecte, parce qu’on est susceptible de le déranger.
– Hi, maman, c’est moi !
– Qui ça, moi ? Elle a répondu
– Moi, Jennifer, ta fille.
– Ha tu m’appelles enfin, j’étais morte d’inquiétude tu sais, j’ai dit à ton père hier, que si je n’avais pas de nouvelles aujourd’hui, je prenais l’avion même si ça devait me coûter une autre phlébite, et que je venais vous chercher ton frère et toi. Vous n’avez pas honte de m’inquiéter comme ça ? Vous voulez que je meure ? Ça va au moins ?
– Mais oui, ça va, il fait très chaud et ….
– Et Brandon ? Comment va-t-il ? Il mange ?
– Mais oui il mange, tu sais ici, il y a pas mal de spéc…
– Figure toi que je disais à ton père ça ne m’étonnerait pas que Brandon mange mieux, loin de la maison. Pourtant, à mon avis, c’est pas grâce à la cuisine d’Abz hein, c’est juste pour me contrarier, il n’a de l’appétit que loin de son foyer et pourtant dieu sait que je souffre.
A ce moment là, j’en étais à ma deuxième bulle de chewing-gum, et ses paroles se collaient à la paroi, glissaient contre la sphère…
– Moi, je mange moins parce que la chaleur me coupe un peu l’appétit.
– Mais toi, toi, ma chérie, tu as des réserves, Dieu bénisse, tu as toujours été la plus grasse des deux ! Tout te profite et tu sais que même si tu perds deux ou trois kilos à la mer, ça ne va pas te rendre malade, hein, c’est même bien ! Très bien, parce que je pourrais te donner ma petite robe, la verte, tu sais, celle de mon bal de fin d’année, et tu pourras la porter pour la bar Mitzvah de Jérémy Goldbib. Tu sais que c’est mi août, hein, tu sais que VOUS devez être là, Brandon et toi !?
– Mais oui, maman c’est prévu, c’est Brandon et moi qui avons été engagés comme orchestre. On reprend tout le répertoire de Barbara Streisand comme nous a demandé Mrs Golbib, mais on va le faire version folk hardcore et on va rajouter des bongos.
– Tu crois que tu auras suffisamment maigri pour mettre ma robe verte ?
Les paroles de maman commençaient à creuser mon glucose mental et à s’agglutiner près, trop près de mon oreille.
– J’ai dit à ton père, c’est bien, c’est très bien que vous ayez un hobby, comme ça, ton frère et toi, ça vous occupe, c’est mieux que de fumer de l’herbe, comme le fils de Mrs Besnaiberg mais vous devez penser à l’avenir, tout de même, vous devez avoir un vrai métier. Ton frère doit reprendre son droit et toi, tu dois penser à te caser. Ne prenez pas exemple sur David, dieu sait que je l’aime bien ce garçon, il est gentil comme tout, et poli, mais comédien, ma fille, comédien ! Tu crois que c’est un métier ça ? Non. Et la petite blonde, là, la bretonne qui traîne avec vous là-bas et qui dessine ? C’est joli hein, ce qu’elle fait, mais tu crois franchement que ça peut nourrir une famille, de gribouiller ? Et Abz, regarde Abz…
– Mais Abz a un travail ! un vrai travail ! Et je ne veux pas me caser ! Et Brandon ne peut pas être avocat ! Il a un casier judiciaire ! Et David est un très bon comédien ! Comédien, c’est un vrai métier ! Dessinatrice aussi !
Je ne sais pas pourquoi j’ai crié. C’est sans doute la chaleur, ou les fuckin chewing-gums français. La bulle hypnotique s’effondrait à vue d’œil et je voyais ma mère immense et majestueuse dans tous les remparts d’Avignon comme dans un film de Woody.
– Pourquoi tu cries !? Je t’entends très bien. Pourquoi tu me brises le cœur comme ça ? Une semaine que je n’ai pas de nouvelles et que je me ronge les sangs, que je ne dors plus, que je te couds quand même une robe magnifique pour que tu sois présentable à la Bar-mitzvah de Jérémy, et voilà les remerciements. C’est ça les remerciements….? Quelle ingratitude… Mais si on faisait des enfants pour qu’Ils soient reconnaissants… Hein ,bien sûr que non mais tout de même un petit merci, juste UN merci , c’est encore trop demander ?
– Je dois te laisser maman , Brandon m’attend. Embrasse papa pour nous. Bye.
– Passe moi ton frère, passe moi ton frère tout de suite , c’est quoi cette histoire de casier judiciaire ?
J’ai raccroché, en maudissant le Dr Zuckerboul. J’ai pris ma tête entre mes mains…
Et je n’ai jamais réussi à les décoller de mes cheveux. On a passé la soirée à essayer d’ôter le chewing-gum avec des glaçons avec Abz, mais ça n’a que médiocrement marché, les glaçons fondaient trop vite et je crois bien qu’il va falloir que je les coupe. Mes cheveux, pas les glaçons. J’ai deux plaques quasi vides sur le crâne du côté des bulles explosées. Abz m’a dit que le plus important, c’est le charme et l’intelligence même chez les iroquois, et David a éclaté de rire….Je vais ressembler à quoi, moi, à la bar Mitzvah de Jérémy ? Avec la robe verte des sixties qui me boudine les hanches, et les cheveux courts ? Hein ? Brandon, à quoi je vais ressembler ? j’ai demandé en pleurant, dis moi Brandon, à quoi je vais ressembler ?
Il s’est mordu les lèvres, le frangin, en se dandinant d’un pied sur l’autre:
– A maman ?