[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]onic Youth faisait partie de ces groupes fusionnels. Enlevez un membre et tout s’effondre. Après avoir atteint des sommets pendant plusieurs décennies, le groupe s’est séparé en 2011. Comment survivre à un tel héritage ? Lee Ranaldo, leur guitariste et parfois vocaliste a choisi de continuer sa carrière en sortant des albums solos. Ses disques post Sonic Youth ont, au minimum, été honnêtes. Il franchit aujourd’hui une étape supplémentaire avec Electric Trim, disque de studio à la fois expérimental et accessible. Nous avons rencontré, non sans émotion, cette légende vivante pour percer le mystère de ce disque pop passionnant où l’on retrouve, violons, marimbas, mais aussi beaucoup d’électronique. Il nous parle de sa volonté d’enregistrer son Pet Sounds de son éclectisme musical et de son travail Sharon Van Etten, invitée de marque qui a laissé son empreinte sur ce nouvel album.
Ton jeu de guitare a toujours alterné entre l’expérimental et le pop. Dans ta collection de disques, quel style musical prend le dessus par rapport à l’autre ?
J’ai des goûts très éclectiques. Je passe de la musique classique à des pièces expérimentales, du folk dépouillé au jazz etc. Je n’ai aucune limite. J’espère que cela se reflète dans mes albums. Cette diversité est plus présente dans Electric Trim car c’est une collaboration avec l’espagnol Raul Fernandez. Ses goûts ressortent à travers sa passion pour le flamenco par exemple.
Tu as tourné avec Steve Gunn en début d’année. Même si votre style est différent cette association coule de source. Comme toi il fuit le sur-place, expérimente tout en restant accessible. Pourrais-tu nous en dire plus sur tes motivations autour de cette tournée acoustique dont tu as été à l’initiative ?
La tournée avec Steve Gunn est un excellent souvenir. J’ai eu l’idée de réunir des artistes pour des concerts acoustiques. J’ai contacté Steve et une jeune artiste passionnante, Meg Baird. Nous voyagions tous les trois dans la même voiture, avec nos guitares acoustiques dans le coffre. Sans aucune contrainte. Nous avons volontairement sélectionné des salles intimes. Ces soirées ont été un succès car nous avons tous les trois une approche différente de la guitare. J’aime tellement ce concept que je souhaite le renouveler avec d’autres artistes.
Justement, quels sont ceux qui t’inspirent le plus parmi la nouvelle génération ?
Je suis obsédé par Circuit des Yeux. Ce n’est pas un groupe, mais le projet d’Haley Forh, une artiste de Chicago. Elle a une voix étrange et profonde qui risque de ne pas plaire à tout le monde. Haley joue parfois de la guitare en open tuning, elle expérimente. Je suis son travail depuis quelques années. Je recommande de jeter une oreille attentive sur son nouvel album, Reaching For Indigo.
Nous retrouvons sur Electric Trim, un autre grand talent issu de cette nouvelle génération, Sharon Van Etten. Comment t’es tu retrouvé à travailler avec elle ?
L’album devait initialement être axé sur les collaborations avec plusieurs artistes. J’ai toujours trouvé que ma voix se mélangeait bien avec celle d’une femme. Etant fan de la musique et de la voix de Sharon, je lui ai demandé si elle souhaitait passer au studio. Comme avec Steve Gunn, nous traînons dans le même milieu à New York. Bref, je l’ai contactée sans grand espoir. A ma grande surprise, elle a accepté immédiatement. Elle m’a avoué par la suite être une grosse fan de Sonic Youth. On a passé un si bon moment ensemble qu’elle a posé sa voix sur sept titres de l’album. Sa participation a beaucoup apporté à l’album.
Tu as expérimenté en studio avec le producteur de l’album Raul Fernandez. Vous avez utilisé le studio comme un outil. On retrouve aussi beaucoup d’instruments jamais entendus sur tes albums jusqu’à aujourd’hui. En as-tu utilisé certains avec lesquels tu n’étais pas familier ?
J’ai reproduit le modèle de Sonic Youth depuis le début de ma carrière solo. Deux guitares électriques, une basse et une batterie. Apporter des sonorités acoustiques sur Electric Trim est une nouveauté. Il y a aussi des marimbas, de la trompette, de la clarinette, des violons etc. Mais aucun instrument qui sort de l’ordinaire. C’est le premier disque de ma carrière sur lequel je joue du piano. C’est parce que Raul, le producteur a voulu casser le moule en me faire sonner différemment. On retrouve pourtant un peu de l’esprit de Sonic Youth dans Electric Trim. Steve Shelley a même enregistré des parties de batteries. Sans être tous les quatre, on ne sonnera jamais de la même façon, pourtant je retrouve une partie de notre héritage dans le disque.
Ce qui est étrange car Electric Trim n’a pas été enregistré avec un groupe.
Effectivement, nous sommes partis de zéro, juste Raul et moi. Quand tu enregistres un album à plusieurs, chaque titre finit par sonner similaire. L’idée pour Electric Trim était d’apporter un style et un traitement différent à chaque morceau. Nous invitions des musiciens de temps en temps si nous estimions que c’était nécessaire. Un à la fois, jamais plusieurs en même temps.
Dans ce cadre de changement, as tu été directif avec les invités de l’album, ou bien ont-ils pris part à vos expérimentations ?
Un peu des deux. Nous avions parfois des idées très arrêtées pour apporter un plus aux chansons. Comme la nécessité d’ajouter une partie de slide guitare ou un riff très rock par exemple. Quand tu invites des gens, c’est que tu respectes leur travail. On leur a laissé un peu de liberté pour qu’ils apportent leur savoir faire.
Tu as décrit les sessions d’enregistrement comme les plus ambitieuses que tu aies effectuées. Le résultat est riche et dévoile sans cesse de nouvelles subtilités. Étrangement Electric Trim est le plus accessible de ta carrière. Aurais-tu pu imaginer arriver à un résultat similaire tout seul ?
Non, absolument pas. Mon ambition était de dépasser mes limites. Seul c’est plus difficile. Cette volonté de changement s’est parfois mêlée à d’heureux accidents, mais le résultat est surtout là à force d’un travail acharné. J’étais convaincu de tenir d’excellente chanson dès leurs ébauches. J’ai travaillé mon chant plus qu’à l’habitude. Electric Trim est accessible grâce à ses mélodies et un son pur. J’ai toujours eu une sensibilité pop, mais jusqu’à aujourd’hui elle était souvent noyée sous des couches de guitares et de distorsions.
https://www.youtube.com/watch?v=WhgY4Te0uFs
En parlant de ta sensibilité pop, tu as déclaré que l’un des titres était influencé par un titre disco de Maxine Nightingale. Pourrais-tu nous en dire plus ?
Sur le refrain d’Electric Trim, la chanson titre, j’ai piqué le changement d’accords de son tube Right Back Where We Started From. Je chantais ce titre aux musiciens pour les guider pendant l’élaboration du morceau. Je ne suis pas particulièrement fan de tout son travail, mais parfois, certains titres t’obsèdent. On a souvent tendance à penser que mon inspiration vient d’artistes comme les Stooges ou le Velvet Underground. La preuve que non, je la trouve aussi dans un vieux tube disco.
Tu as également décrit les sessions comme les plus fun que tu aies connues. En quoi t’ont-elles procuré autant de plaisir ?
C’est lié à la nature de notre travail. A l’exploration de territoires peu familiers. J’avais réservé un studio pour deux semaines avec Raul pour apprendre à nous connaître et éventuellement envisager une collaboration si le résultat me satisfaisait. Dès les premières heures, nous étions tous les deux excités comme des gamins à l’écoute des premières ébauches produites. L’enregistrement de l’album a nécessité plus d’un an. Nous avons fait des allers-retours entre New York et Barcelone en fonction de nos disponibilités. C’était contraignant, pourtant la satisfaction de regarder ces chansons prendre forme a pris le dessus. Depuis tout gamin je suis obsédé par des albums comme Pet Sounds des Beach Boys ou Sergent Pepper des Beatles. Ils ont utilisé le studio comme un outil pour expérimenter. En tant que passionné de matériel d’enregistrement, j’ai toujours rêvé de tenter une expérience similaire. Sonic Youth n’a jamais fonctionné de la sorte. Nous étions enfermés dans une pièce pour créer des chansons puis pour les enregistrer. A part pour le projet Ciccone Youth pour lequel nous avions réservé un studio pour deux mois sans rien avoir composé à l’avance.
Pourquoi avoir demandé à Jonathan Lethem de rédiger certains textes de l’album ? As-tu jugé que l’ambiance de certains titres pouvait nécessiter un apport extérieur ?
Nous sommes de vieux amis. J’ai voulu sortir de la routine et ne pas écrire seulement à partir d’expériences personnelles. J’ai pensé à Jonathan pour rédiger quelques paroles car il s’était déjà aventuré sur ces territoires par le passé. Ce processus était vraiment expérimental. Je lui envoyais mes maquettes au fur et à mesure. Il rédigeait des paroles de son côté et moi du miens. Il a parfois complété mes textes quand l’inspiration me manquait. Sur le morceau titre il y a des collages issus de trois sessions d’écriture. En parallèle nous dialoguions sur ce que doit décrire une chanson, la justesse d’un mot par rapport à un autre ou bien la finalité des paroles. C’était passionnant. A tel point qu’il serait intéressant un jour de publier nos échanges mails sous la forme d’un livre.
Sur Last Looks, le duo avec Sharon Van Etten, il y a justement un passage parlé, qui sonne comme la lecture du passage d’un livre. Est-ce un texte de Jonathan Lethem ?
Et bien non, c’est de moi. La chanson s’est construite autour de ce titre que j’avais en tête. J’ai travaillé sur la musique de la série de Martin Scorcese, Vinyl. Pour m’imprégner de son univers j’étais régulièrement invité sur le plateau du tournage. L’équipe disait tout le temps “Last Looks” avant que les caméras ne tournent. C’était le moment pendant lequel il fallait s’assurer que tout était parfait. Ces mots m’ont marqué. Pendant l’élaboration de l’album, deux amis proches sont décédés. L’un très jeune, l’autre vieux. J’ai commencé à écrire un texte pour leur rendre hommage. J’ai trouvé que ces deux mots fonctionnaient dans ce contexte. C’est pour moi le titre le plus inattendu du disque, avec une structure particulière.
Qui sont les paroliers que tu respectes le plus ?
Dylan, Leonard Cohen, Joni Mitchell. Tu comprendras aisément que j’ai du mal à écrire des paroles. Mes modèles ont placé la barre très haute. Je passe un temps fou pour que tout soit parfait. Écrire des paroles qui fonctionnent dans une chanson est aisé. Se retrouver dans son texte est moins évident.
L’album joue beaucoup sur les rythmes. Est-ce que les chansons se sont basées autour de celui-ci ?
Étrangement, non. Je commençais seul à la guitare acoustique. Dès que l’on tenait une ébauche de chanson, on triturait sa structure dans tous les sens. Ensuite nous faisions appel à un batteur ou nous programmions des beats électroniques. C’est l’avantage du travail sur ordinateur. C’était un processus inhabituel pour moi. Normalement tu es censé commencer par la batterie et tu montes tout autour. Sur l’album tu retrouves parfois des collages de trois personnes différentes jouant de la batterie pour le même morceau. A tel point que j’ai du mal à me rappeler qui fait quoi. Ce n’est pas beau de vieillir (rire).
Electric Trim de Lee Ranaldo
sorti chez Mute/PIAS et est déjà disponible.
Facebook – Twitter– Site Officiel
Merci à Ingrid Viple