Qu’est-ce qu’un destin individuel peut dire de la grande Histoire ou, à l’inverse, qu’imprime le moment où nous traversons le monde sur nos vies, finalement souvent stupéfiantes et inattendues ? Il est peut-être possible de lire le récit de Patrick Straumann, L’homme en mouvement qui parait en cette rentrée littéraire aux éditions Chandeigne, comme une tentative de réponse systémique à ces deux brulantes questions, auxquelles il conviendrait d’ajouter une troisième, méthodologiquement plus individualiste ou psychologique: mais qu’est-ce qui passe par la tête des gens pour vivre comme ils vivent ?
La personne qui nous intéresse ici, héros du récit et de cet incroyable parcours, c’est Paul, le grand-oncle de l’auteur pour qui il a toujours ressenti une forme de fascination étrange doublée d’une relative incompréhension. C’est donc sans doute au départ pour tenter de comprendre qui fût Paul, comprendre pourquoi il a eu une vie aussi iconoclaste sillonnant la planète sans jamais s’arrêter, se fixer réellement ou trouver un semblant d’envie de stabilité, que l’écrivain a commencé cette enquête familiale. Très vite cependant et c’est paradoxalement ce qui est très intéressant, Patrick Straumann renonce à expliquer, à comprendre, et il se contente à partir d’une compilation d’éléments factuels de prendre la mesure de ce parcours singulier, de nous en offrir une passionnante description. Fils d’un drapier de Lodz, le père de Paul s’installe en Russie qu’il quittera avec sa femme et ses cinq enfants dès que le petit dernier, né la même année que le soulèvement de 1905, sera en état de faire le voyage. Direction la Suisse où la famille va plus ou moins s’enraciner sauf évidemment Paul qui n’en fera qu’une sorte de port d’attache, un camp de base composé d’une chambre en sous-sol quasi insalubre où il reviendra pour mieux, à chaque fois, repartir.
« Les deux cartes postales que j’extrais de la boîte cartonnée sont adressées à mon grand-père et elles sont arrivées en Suisse à quelques jours d’intervalle. La première est datée du 13 juillet 1968 et elle est expédiée depuis « The Linguist’s Club, 20, Grosvenor Place, SW1. » : « Paul, en route pour New York vient juste d’arriver à Londres pour une visite éclair- un fantôme du passé, mais un fantôme très bienvenu. » La signature est illisible.
La deuxième, illustrée par le pont du Golden Gate porte la date du 26 juillet. « Cher Tadzik, j’étais à Porto Rico, New York et San Francisco; demain, je retournerai au Vietnam . Préviens-moi si mon chèque du 2 juillet ne te parvient pas. Je vous embrasse tous, Paul. » »
─ Patrick Straumann, L’homme en mouvement
C’est notamment grâce à la correspondance de Paul avec son frère aîné Tadzik, qui sera a contrario un modèle de stabilité et de conformisme aux antipodes de l’insaisissable benjamin de la famille, que Patrick Straumann parvient à reconstituer, de façon partielle pourtant, la frénétique activité voyageuse de celui qui dès qu’il vit la mer pris le virus de la « circumnavigation »! Alors il y a aura, parmi tant d’autres destinations explorées par Paul, l’Algérie, la Russie où il épousera Tella et aura un fils qu’il laissera tous deux finalement aux prises avec les autorités communistes, le Caucase, le Chili, l’Australie, les États-unis, le Japon etc. On voit, grâce aux photos qui illustrent avec pertinence cet ouvrage, Tadzik s’épuiser à tenter de transcrire par écrit les différents voyages de son frère, comme si le stylo pouvait avoir un pouvoir d’immobilisation ou de révélation que lui savait ne pas posséder. On sent Patrick Straumann au cœur des archives familiales perdre la trace du fuyard ou renoncer à trouver une logique à ses déplacements incessants et aux lubies du tonton qui se fait un jour investisseur immobilier en Alaska, l’autre instructeur maritime ou se retrouve prisonnier des geôles du maccarthysme.
Mais remonter l’histoire de cet homme en mouvement mort à quatre-vingt dix ans, avec trois nationalités, deux noms et la maitrise d’un bon nombre de langues étrangères c’est forcément néanmoins se demander ce qui peut produire historiquement et socialement un tel comportement. Patrick Straumann n’explique pas, ne justifie rien, mais dépose comme pistes de réflexion, ici la figure du juif errant, là une relation entre les deux frères qui fait un peu penser à celles de Théo et Vincent Van Gogh notamment sur les aspects financiers du soutien de Tadzik à Paul, enfin la déroutante question de savoir pourquoi on reste à un endroit, pourquoi on s’y sent chez soi ou pourquoi on en part pour s’établir ailleurs, revenir ou poursuivre l’errance. Paul est sans conteste l’enfant de son siècle et sa vie en contient les grandes caractéristiques : les déplacements des populations juives au travers de l’Europe, les guerres dévastatrices, les débuts de la mécanisation qu’en tant qu’ingénieur formé à l’école polytechnique de Zurich il embrassera avec passion; il est aussi et surtout, l’enfant de ces mers qui s’ouvrent, de ces avions qui décollent et qui élargissent un peu plus chaque jour la surface des nouveaux lieux où l’on peut étendre ses ailes et faire exploser ses rêves.
« Si on creusait un tunnel à travers la planète, on pourrait rejoindre la Nouvelle-Zélande, m’avait un jour expliqué mon grand-père dans une tentative de me faire visualiser la forme sphérique de la terre. « Est-ce qu’on pourrait y rencontrer Paul ? » lui avais-je demandé. « Peut-être, avait-il plaisanté, mais le temps d’y arriver, il serait probablement déjà reparti. » »
─ Patrick Straumann, L’homme en mouvement
Emporté par le récit stimulant de Patrick Straumann on s’attache sans conteste à Paul mi enfant gâté, mi aventurier au long cours ( on a bien sûr tous rêvé d’avoir un « oncle d’Amérique » !) et on revit à ses côtés un XXème siècle qui aura bouleversé les existences autant que les États, qui aura ouvert le monde et in fine tué l’espoir du progrès. Mais la lecture de ce texte permet également de prendre la mesure de la puissance du réel, de sa force évocatrice et de la magie toujours renouvelée qu’il y a à suivre les destins individuels. Bien sûr Paul n’est pas n’importe qui et sa stupéfiante traversée du siècle aurait mérité qu’il nous la raconte de l’intérieur. Il fit tout le contraire laissant des traces minimalistes d’une vie maximaliste. Heureusement grâce à Patrick Straumann, l’oubli ne l’aura pas avalé complètement, pour notre plus grand plaisir et intérêt.