Doit-on vous faire l’affront de vous présenter Low, trio Américain à tendance bicéphale (Alan Sparhawk et Mimi Parker) et véritable institution indie des 90’s ? Je ne pense pas.
Tout au plus pourra-t-on évoquer ce changement de statut obtenu tout au long de leur vingt-cinq années d’activité : être passé du groupe le plus lent/chiant du monde (avec leur première triplette d’albums I Could Live In Hope/Long Division/The Curtain Hits The Cast) à celui de groupe culte (mutation qui débutera dès leur cinquième album produit par Albini, Things We Lost In Fire et s’affirmera par le changement de direction musicale survenu ensuite ; bref, après Things, Low lâche les vannes, devient moins rigoriste et commence à entrevoir le succès).
Néanmoins, si la qualité fut au rendez-vous dès les débuts (quoi qu’en disent les critiques dans les 90’s, Low n’était ni chiant, ni lent mais cultivait une musique unique basée sur le silence et la tension), sur vingt-cinq ans, elle aura tendance à s’effilocher au fur et à mesure de leurs productions et ce, dès Trust.
Pour autant, le groupe était capable de sursauts pour le moins inattendus (le magnifique et âpre Drums & Guns où le groupe envoyait valser ses fans de la dernière heure en publiant un disque pour le moins minimaliste et aventureux) mais, depuis une dizaine d’années, on suivait leur carrière avec un intérêt moindre (C’mon et The Invisible Way avaient quelque peu refroidi les ardeurs du fan de base), tout juste relancé avec le très bon Ones & Sixes sorti il y a trois ans.
Pourtant, quand le trio a publié en juin dernier les premiers extraits de Double Negative, il s’est passé quelque chose qui ne m’était pas arrivé depuis 2007 : une soudaine hyperactivation des glandes salivaires avec réanimation impromptue du cortex et envie irrépressible de découvrir la suite. En espérant ne pas être déçu.
Allez, comme je suis beau joueur, je ne vais pas vous faire languir plus longtemps : pour la faire courte, Low vient de sortir son plus bel album depuis Secret Name et son plus âpre depuis Drums & Guns.
Maintenant, si on commençait la chronique par le contenant et non le contenu ? La pochette, d’apparence anodine, laisse entrevoir, si on l’interprète à mort, certains indices : un fond rose, uniforme et doux sur lequel est posée une pièce un peu élimée/usée à ses extrémités (antagonisme douceur/abrasion présent partout).
Le titre maintenant et sa probable signification : Double Negative : le double de quoi ? Ones & Sixes ? Le fait qu’il soit de nouveau produit par BJ Burton et réalisé dans le même studio ? Qu’il utilise certaines « ficelles » déjà présentes sur Ones en les poussant dans leurs derniers retranchements ? Negative car en effet, là où Ones montrait un Low en très bonne forme, épuré, quasi limpide, flirtant parfois avec la pop, ici tout est brouillé, semble bordélique ; bande son apocalyptique où l’électronique devient non pas un accessoire un peu cheap comme d’autres groupes ont pu l’utiliser (regards vers Lambchop) mais l’instrument du chaos, la matière originelle qui va abraser la beauté des mélodies (et être une autre explication possible à la signification de la pochette).
Du coup, on y vient quand même, au contenu. Et ce qui retient d’abord l’attention, c’est l’aspect abrasif de Double Negative. Rarement Low n’avait été aussi loin dans l’habillage expérimental et noise de ses chansons, un peu comme si le duo s’était mis en tête de revisiter le répertoire de Merzbow.
L’inaudible est souvent frôlé, l’agacement également, notamment lors de la première écoute où le premier geste de l’auditeur est soit de retirer le casque pour voir si la liaison entre le fil et les écouteurs n’est pas défectueuse, soit de revoir les réglages de la chaîne et plus particulièrement la saturation. Mais, outre l’agacement initial, ce qui nous retient d’abandonner, plus que la musicalité de l’ensemble, c’est la fascination liée à la radicalité d’un tel geste.
Comment un groupe ayant plus de 25 ans de carrière a-t-il pu sortir un tel disque ? Parce que bon, au bout de 25 ans, quand vous avez la critique acquise à chaque disque, un succès commercial honnête, la remise en cause peut se faire de façon tranquille, en proposant un ou deux morceaux sortant de l’ordinaire sur un nouvel album.
Ici, sur Double Negative, pas un seul morceau ne l’est, ordinaire. Dès Quorum, le chaos s’invite, en ressac, comme dans une œuvre de William Basinski, tsunami d’où parviennent à s’échapper les claviers et les chœurs de Parker, mais dans lequel est happé Sparhawk, qui arrive parfois à s’en extraire avant d’être à nouveau pris dedans. Pour être recrachés ensuite, exsangues, sur Dancing & Blood dont on retiendra sa pulsation, nous indiquant qu’il y a encore de la vie et surtout ce long mantra final évoquant un Sunn O))) à qui on aurait retiré l’électricité. Et repartir juste après, avec Fly, vers un ailleurs plus apaisé mais toujours sur la brèche, cristallin, pur, dans lequel subsiste encore une forme de tension.
Bref, après ces trois titres en guise d’introduction, deux options s’offrent à vous : soit vous plongez direct dans le reste de Double Negative, soit vous restez sur le bas-côté à vous emmerder. Parce que le trio va suivre sa logique jusqu’au bout, sans faiblir, explorer tous les antagonismes de sa musique en parvenant à lier le chaos à la pureté, la sérénité à la tempête, l’expérimental à la pop.
Il en résulte un album qui suinte par tous les pores l’ADN de Low, à savoir être tout en tension, toujours sur le fil, au bord de la rupture, minimaliste et au final passionnant. Passionnant parce que le trio, dans ce fatras de verre brisé, n’oublie jamais de faire progresser son disque : il suffit pour cela d’écouter la seconde face, à partir du Dark Ambient The Son, The Sun où Low va faire évoluer sa musique vers un point de tension qui atteindra son apogée sur Rome avant de finir sur un apaisement quasi pop (le saturé et fracassé Disarray).
Passionnant parce que Low, dans tout ce bordel, ne met jamais de côté les mélodies, d’une beauté à tomber pour la plupart. Quoiqu’il arrive, elles restent présentes, enfouies dans le chaos (Tempest, Always Trying, Quorum) ou exposées comme rarement (les sublimes Dancing & Fire, Fly), mises à mal par l’utilisation très réfléchie de l’électronique, capable de la plus grande discrétion comme de l’outrance, mais également sublimées par la clarté des guitares et la pureté de la voix de Parker.
Passionnant parce qu’enfin Low, en faisant de BJ Burton le membre le plus important du groupe, se met en danger comme rarement. En effet, à l’écoute de Double Negative, plus que les chansons, ce qui vous happe littéralement, c’est l’habillage sonore ; cet amas de distorsions, saturations qui vous oppresse, ces glitchs très présents et subtils, et ce travail de mixage absolument ahurissant permettant à Double Negative d’être monstrueux, inaudible et tutoyer le sublime (Always Try To Working Out en serait l’exemple parfait : mélodies superbes et énorme traitement du son), concilier les extrêmes en matière de références (Sunn O))) sur Dancing & Blood et Sigur Rós sur l’intro d’Always Up) avec un naturel forçant le respect.
Bref, avec ce douzième album, si on ne compte pas les collaborations et les remixes, il apparaît clairement que Low va laisser pas mal de monde sur le carreau ; Double Negative sera soit trop chiant pour certains, trop inaudible pour d’autres, trop extrême, sans intérêt et j’en passe.
Néanmoins, il est également très clair que Low s’en tamponne royalement le coquillard. Qu’en vingt cinq ans, il est un des rares groupes des 90’s dans la catégorie indie rock à n’avoir jamais abdiqué, ne s’être jamais séparé, à avoir toujours poursuivi sa voie sans rendre de comptes à qui que ce soit, avec une droiture, une honnêteté forçant l’admiration. Comme tout un chacun, il y a eu des hauts, des bas, de la perte d’inspiration, des prises de risques, du laisser aller mais là, avouons-le, revenir à un tel niveau était inespéré.
C’est bien simple, si je n’avais pas autant foi en la musique, je crois que j’aurais demandé mon visa d’entrée chez les mormons tant Double Negative me bouleverse et me fascine. Un des albums de 2018, assurément.
Merveilllllllle de chaos!!!