[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]lors qu’elle vient juste d’arriver à Paris, Kimiâ Sadr, une jeune fille, s’ébahit de l’existence des escalators. Son père, qui l’accompagne, la prend par la main et la dirige vers les escaliers. S’expliquant, il lui dit que ce prodige technologique ne leur est pas destiné, il est pour « les autres ». Cette anecdote emblématique ouvre Désorientale, premier roman de Négar Djavadi, publié en septembre par les éditions Liana Levi.
Face A – à chaud
Passé cette introduction, nous retrouvons la jeune fille plusieurs années après. La quarantaine est arrivée, elle patiente dans la salle d’attente d’un hôpital, une éprouvette de sperme congelé sur les genoux. Débute alors son récit, personnel et familial, un récit tout entier orienté par le désir de parler de l’EVENEMENT, un traumatisme qui ne pourra s’exprimer que par la remémoration d’une histoire presque centenaire et qui court sur trois générations de la famille iranienne des Sadr.
La famille iranienne descend d’un aristocrate exubérant possédant des terres au bord de la mer Caspienne et un harem encombrant, et s’étire jusqu’à cette femme indépendante qui attend sa consultation. Entre les deux, une lignée de personnages forts, bien décrits, et tout à fait romanesques, hommes autant que femmes, qui ont participé ou traversé les bouleversements politiques iraniens qui marquèrent le milieu du XXe siècle.
La mémoire de la narratrice se fait volage, saute d’un personnage à l’autre, d’une époque apaisée au plus fort des troubles, tentant de rendre les petites histoires autant que la Grande, et rend ainsi compte d’un pays complexe soumis à des bouleversements parfois contradictoires.
Le récit s’organise comme une grande saga aux nombreux personnages hauts en couleur auxquels on s’attache, quand bien même ils peuvent être ambigus. L’arrière-grand-père, puissant seigneur à la tête d’un riche domaine, et ses problèmes de harem, la grand-mère aux yeux bleus et les turpitudes de ses fils, les oncles numéro 1, 2, 3, 4, 5 et 6 déchirés entre un héritage lourd en traditions et un puissant désir de modernité. Au cœur de cette première partie, la figure du père, intellectuel militant, luttant d’abord contre l’autoritarisme du Shah, puis le puritanisme des religieux… jusqu’à la fuite de la famille en France lorsque la pression, et les menaces de mort, se font insoutenables.
La deuxième partie du récit se concentre sur l’histoire de la narratrice et son émancipation européenne de ce lourd passé qu’elle ne parvient pas toujours (au départ du moins) à accepter. Le ton change et, d’une histoire de famille, on passe à une vision intimiste de la construction de l’identité de la narratrice. Là encore, le roman évite les poncifs, et loin de s’arrêter à un rapport entre Iran et France, propose un portrait sensible et contrasté, la difficulté à vivre d’une femme aux aspirations contradictoires, bousculée par l’EVENEMENT (ainsi qu’il est nommé dans le texte et dont, bien entendu nous ne révélerons rien) qui, plus encore que le déracinement, bouleversa son quotidien.
Face B – à froid
A ce stade de la chronique, Persépolis aura certainement dû venir à l’esprit du lecteur, tant les thématiques sont partagées. Et si les points communs entre les récits sont évidents, les parents progressistes, le contexte, l’émancipation féminine, la nécessité de faire la part des choses entre héritage et vie libérée du passé ; les différences sont elles aussi flagrantes, par la teneur du récit autant que par sa forme.
Désorientale s’apparente à une saga et, jusqu’au début de la deuxième partie du moins, se concentre plus sur l’histoire de l’Iran telle que vécue par ses protagonistes, que sur les réflexions de la narratrice. La forme ensuite, presque « feuilletonnante » – dans le meilleur sens du terme – découpe de larges tranches de vie, tour à tour humoristiques (la bonhomie des personnages), tour à tour tragiques (le destin de certains oncles, le combat politique désespéré et surtout la quête de sens après l’exil).
C’est sans conteste l’un des points forts de Désorientale : ouvrir sur la grande histoire de l’Iran sans faire abstraction de sa complexité, sans en faire un prétexte, mais sans écraser pour autant le vécu des personnages… et sans que le traitement soit lourd à aucun moment.
On prend plaisir à dévorer ce récit sans le lâcher, porté par une écriture dynamique, certes non dénuée d’artifices pour inviter le lecteur à tourner la page (l’EVENEMENT, la situation d’attente de la narratrice), mais toujours efficace. Un véritable page turner donc, une littérature populaire d’une grande finesse qu’on lit frénétiquement d’une couverture à l’autre.
Parue il y a plusieurs mois, cette chronique me donne l’occasion de revenir à froid sur le roman, longtemps après l’avoir lu. Et force est de constater que l’histoire est toujours là et les personnages plus vivants que jamais dans ma mémoire de lecteur. Un bon livre de rentrée donc ? Pas seulement. Désorientale est plus que ça et parvient à convaincre, en combinant qualité de la narration, sensibilité dans la description des personnages (Kimiâ en tête) et style efficace, qu’il peut exister – en nos temps de coups éditoriaux et de lectures dites faciles – une place pour une littérature accessible et de qualité. Le grand roman populaire exigeant existe encore !
Un mot sur l’éditeur avant de terminer : Désorientale est paru chez Liana Levi, une maison de qualité qui publie polars et textes plus classiques, rééditions, textes patrimoniaux, mais surtout un nombre important de premiers romans ; une maison qui a su préserver le principe de péréquation qu’ont en bouche de nombreux éditeurs sans forcément l’appliquer ; la capacité à équilibrer ses publications pour que les textes les plus faciles commercialement donnent le confort nécessaire à l’éditeur de prendre des risques… et ainsi publier premiers romans et textes de fiction exigeants. Bravo.
Désorientale de Négar Djavadi paru aux éditions Liana Lévi, août 2016