Alors que nous étions tout à notre joie de nous apprêter à découvrir la nouvelle œuvre de Sufjan Stevens, Javelin, qui semblait s’inscrire dans la même lignée que son chef d’œuvre Carrie & Lowell sorti en 2015, celui-ci nous apprenait via les réseaux sociaux qu’il venait d’être hospitalisé de toute urgence pour subir toute une batterie de tests.
On lui a diagnostiqué le syndrome de Guillain-Barré, qui se manifeste par une faiblesse musculaire, l’empêchant, entre autres, de marcher et entraînant une longue convalescence et un traitement en cours, qu’on espère le plus rapide et efficace possible.
Il ne nous reste plus qu’à lui souhaiter bon rétablissement et patienter en se plongeant dans son dixième album solo, le premier depuis The Ascension(2020).
J’en vois déjà chipoter sur son nombre de disques, mais la tâche est ardue de comptabiliser son œuvre, tant elle est multiple et variée et ce, depuis ses débuts en 2000 avec A Sun Came. Rien que sur ces dernières années, il a enchaîné les collaborations avec Timo Andres, Conor Hanick, Angelo De Augustine ou bien encore son beau-père Lowel Brams sur l’étonnant Aporia tout en travaillant sur le phénoménal projet ambient Convocations, requiem pour les temps actuels décliné en 5 volumes et 2h30.
Javelin s’inscrit dans sa veine la plus classique, entre pop et folk, dépouillement et luxuriance, telle qu’on l’a découverte au début des années 2000 avec des albums comme Michigan ou Illinois, avant les expérimentations électros d’Age Of Adz, donnant le ton de la suite de sa carrière. Ici, c’est le Sufjan Stevens, songwriter hors pair, multi-instrumentiste de génie que l’on retrouve tout le long de ces 10 chansons, qu’il a composées, enregistrées et quasiment jouées seul, prenant même en charge l’artwork de l’album, si ce n’est quelques magnifiques collaborations pour donner un son « bigger than life » à des titres qui font le parfait grand écart entre l’intime et l’universel.
Ainsi, Hannah Cohen et Megan Lui viennent prêter leurs voix à l’inaugural Goodbye Evergreen, qui donne le ton à Javelin, un démarrage tout en douceur, tout en délicatesse, avant une envolée flamboyante où chœurs et percussions font feu de tout bois. Nedelle Torrisi, découverte au côté de Chris Cohen au sein de Cryptacize, joue ce même rôle d’ange protectrice, emmenant le morceau dans des contrées inattendues, à la rencontre de l’amour, l’amour avec un grand A comme sur le splendide Will Anybody Ever Love Me ?, un des premiers singles issu de l’album, à faire fondre le cœur des plus endurcis.
L’émotion est à son comble sans discontinuité, So You Are Tired nous avait prévenu à sa sortie que l’écoute de ce Javelin ne se ferait pas sans quelques larmes et frissons, une guitare juste effleurée, cette voix si particulière, si délicate qu’on l’imagine au bord de la rupture, alors que tout autour, c’est une explosion de sons et de lumières qui nous envahit.
Banjo et guitare, parfois piano, se partagent l’ouverture de chaque morceau, Everything That Rises ou Genuflecting Ghost par exemple, avant que Sufjan Stevens pose ces mots beaux et tristes sur des mélodies minimalistes et mélancoliques, avant que synthés, percus et voix féminines viennent bouleverser le tout, renvoyant à cette image d’un modeste petit bonhomme foulant la scène des Oscars, timide et bravache dans sa veste multicolore.
On profite d’évoquer le splendide et baroque My Red Little Fox, pour citer également la participation vocale d’Adrienne Marie, histoire de n’oublier personne, on se délectera de l’immense Shit Talk, plus long morceau de l’album avec ses 8 minutes, aussi léger que profond, et qui bénéficie de l’appui aux guitares de l’incontournable Bryce Dessner de The National et aux chœurs de Pauline Delassus.
Javelin (To Have And To Hold), le morceau donnant son titre à l’album nous laisse à penser que Sufjan Stevens a trouvé le juste équilibre entre donner suite à son introspectif Carrie & Lowell, sans délaisser complètement les contours sentimentaux tortueux de The Age Of Adz.
Cela nous donne au final un album sur l’amour qui a tout du classique, dans la lignée de son œuvre la plus évidente et immédiate mais aussi d’un chef d’œuvre comme le Harvest de Neil Young, dont il fait sien tout en douceur et dépouillement, à le rendre méconnaissable, l’élégiaque There’s A World, pour clôturer cet indispensable Javelin.
Sufjan Stevens · Javelin
Asthmatic Records– 06 octobre 2023