S’il existait une récompense pour le livre le plus décoiffant de la rentrée littéraire, Étraves de Sylvain Coher en serait un gagnant tout trouvé. Autant vous le dire tout de suite, j’ai été emportée par ce récit au souffle lyrique qui nous emmène au large, en pleine mer, dans un futur dystopique mais version éternel retour. Nous voici en effet sur Mirovia, la mer envahissante, qui occupe depuis l’Inondoir plus de 90% de la surface du monde. Quelques rares terres encore émergées accueillent les Pousse-cailloux, une élite prétentieuse et repliée sur elle-même qui tente de maintenir à distance de ses côtes la horde des Fruits-de-mer, entendez les habitants qui peuplent désormais l’immensité aquatique, ou pour le dire autrement le très majoritaire mais néanmoins déclassé petit-peuple.
C’est d’ailleurs un de ces Fruits-de-mer, le cuistot Blaquet à la gouaille puissante, qui tient ici le crachoir et qui, alors qu’il est retenu par les autorités des Pousse-cailloux, nous raconte l’étonnante histoire de Petit Roux, un mousse terriblement attachant et désormais orphelin. À la manière d’une Antigone masculine et maritime, Petit Roux s’oppose à la loi ordinaire et va se battre contre tous afin d’offrir à sa mère, Câline, une sépulture en pleine terre. Il faut dire que le sort des morts sur Mirovia est assez terrible. Depuis que des générations naissent sur l’eau sans avoir jamais connu la rudesse du sol sous leurs pieds ou les jardins fructifères, les défunts constituent un met de choix, un morceau de viande délicieux et avidement convoité, quelque chose comme une épiphanie pour tous ceux dont le menu quotidien est uniquement et tristement constitué de poisson. Mais Petit Roux refuse obstinément que sa mère soit mangée et pour lui rendre un dernier hommage et tenir la promesse qu’il lui a faite, il entreprend une odyssée absolument folle sur les eaux démontées.
« À quinze piges, Petit Roux connaît la recette du pugilat, il sait déjà perdre des plombes pour frapper quand il faut. Le petit gouin est point né de la dernière trombe, personne lui fera gober la lune pour un pépin d’agrume. Il replie ses gambettes et chasse la sueur dans la tignasse de sa mère.
Au pire, il les fera basculer dans l’eau, elle et lui. Faute de recouvrer la terre, ils rejoindront le plancher rocheux en formant une vraie spirale, une vis sans fin pour forer les premières strates de la carapace. L’eau salée lui débarbouillera les bajoues, il soufflera du bout des lippes des chapelets de perles pressées et tout en bas, ce sera peut-être un jardin d’agrément, une forêt de morta ou une route goudronnée comme au temps jadis, puisque vos ruines tapissent toujours le fond de l’aquarium. »
─ Sylvain Coher, Étraves
En plus d’un vêtement bien étanche il vous faudra pour vous embarquer aux côtés de Sylvain Coher et de son aréopage de personnages hauts en couleur, un indispensable dictionnaire. L’auteur a en effet créé non seulement un monde fantastique mais également une langue, ciselée dans l’écume et le bois des navires. Alors que le récit nous place dans un futur qui semble avoir noyé notre monde en perdition, que l’on risque l’écueil en se fracassant sur la crête de nos vieux gratte-ciels engloutis, Sylvain Coher nous restitue, comme en miroir, un autre monde en péril, celui d’un vocabulaire aussi précis qu’inusité, montrant avec brio comment seule une langue peut parvenir à dire les mondes. Alors façon jeu de piste on cherche le sens de ces ribambelles de termes poétiques et mystérieux et parfois, on renonce, laissant délicieusement le sens se fabriquer de lui-même, juste à la force des sonorités et des voisinages lexicaux.
Étraves est tout à la fois un formidable récit d’aventure, une réflexion inquiète sur le futur que nous nous préparons mais aussi le lieu de toutes nos mémoires. Dans cet après ou second déluge, rebaptisé ici l’Inondoir, le rôle de Noé sera endossé par un Toubib thanatopracteur à ses heures, et Petit Roux tiendra la barre comme un Achab ou un Viel homme cerné par les poissons, donnant à nos mythologies personnelles et collectives un futur autant qu’un passé. Par ailleurs la grande force de Sylvain Coher réside dans sa capacité à faire jaillir des images inoubliables, celle du Ghost bateau-mère de Petit Roux qu’il trahira pour remplir sa mission, celle de ces armadas de navires noyés dans la brume seuls refuges des océans, celle de ces montagnes ou volcans anciens dont on devine encore quelques courbes, ou celle de marins affamés salivant à l’idée de sucer un fémur ou un tibia.
Mais l’aventure n’empêche pas l’émotion, au contraire, et la relation de Petit Roux à sa mère s’exprime tout au long du roman dans des lignes fort sensibles où la réalité de la mort, la décomposition des chairs, se trouvent sublimées dans les gestes d’amour du fils. Amour mais aussi révolte car derrière la rébellion de Petit Roux vis-à-vis de l’ordre établi, c’est la révolte plus générale des soumis face aux puissants qui transpire. Alors que le cuistot Blaquet tient tête aux Pousse-cailloux on sent grandir en lui son admiration pour Petit Roux et pour Furieuse, seconde de leur commun capitaine, qui apportera une aide déterminante au mousse dans cette aventure séditieuse.
Dans une langue où la mer contamine tout, à laquelle on s’habitue progressivement comme on mettrait au point notre regard sur une figure lointaine, sur les vestiges de notre modernité, Sylvain Coher illustre avec réussite le pouvoir absolu de la littérature, celui de créer des mondes, des espaces, et de les rendre habitables par des êtres de papier, des fantômes qui mènent les combats qui sont les nôtres et qui peut-être nous alertent avant que nous ne les ayons tous perdus.