Pour toute œuvre qui se respecte, il est de notre devoir de l’honorer non pas seulement comme spectateur, mais comme témoin oculaire, comme auditeur attentif. Pour quelle raison certaines œuvres du passé devraient s’effacer de notre mémoire ? Ce n’est pas que le temps s’accélère, c’est nous qui le pressons, nous ne savons comment vivre, l’éphémère est à l’image de nos caprices. Le public a d’autres admirations, à force de lui servir la gamelle, on lui a lamentablement faussé le goût.
Tar Pond avait dressé en 2020 la cartographie du désespoir, avec l’emblématique Protocol Of Constant Sadness. Avant d’oublier ce qui paraissait essentiel, mais en l’état devenu éphémère, la pierre angulaire constante de la production s’articulait autour de riffs lourds et profonds évoquant Sleep. Mais une sorte d’amnésie assistée par ordinateur a remisé aux oubliettes l’existence même du groupe, la faucheuse ayant emporté l’ex bassiste de Celtic Frost. Rarement les textes n’auront autant collés à la musique, le chant de Thomas Ott marque les esprits, nul besoin de gueuler pour pratiquer le Doom. La formation Helvète n’est pas seulement guidée par des requêtes philosophiques, en filigrane, c’est le désenchantement du monde qui est exprimé dans un format ramassé, charbonneux et exsangue.
Justement, Tar Pond remet la mécanique en route en usinant savamment chacune de ses pièces dans un implacable martèlement de plomb. Le chant n’est jamais poussif, et au delà des poncifs du Doom, ici les murs sont tapissés d’une inquiétude brumeuse. Une fêlure, non pas seulement de surface, mais une entaille dans les entrailles de ce qui est chair. Derrière l’aspect laconique de chaque titre, le groupe ne tarit pas de mélodies subtiles, délestant dans son sillage des nappes poisseuses d’hydrocarbures, une pierre angulaire constante de la production. Contrairement à ce que laisse présager l’introduction trompeuse de Dirt, Tar Pond ne s’embourbe pas dans un post-rock pompeux, et de cette mélancolie lunaire, le groupe parvient à s’affranchir des classifications réductrices d’un genre musical. Ce qui peut s’apparenter à la commercialisation de l’art n’est pas celle de l’instant médiatique, au contraire, les lignes de fuite permettent au compositeur de s’écarter des attentes et des desiderata des labels. A trop vouloir normaliser la musique, la compartimenter, on finit par se conformer aux tendances. Aux litanies où s’effondrent les espoirs, Tar Pond oblitère chaque mesure d’une gravité désarmante, les titres sont brefs, laconiques mais les mots ancrés définitivement dans le marbre. Cette mélancolie tenace cherche à nous réconcilier avec ce passé que nous essayons en vain d’enfouir. Les mots des autres sont alors le miroir d’une existence souterraine, elle bouscule le réel, elle devient cette musique cérébrale obsédante, et incarne une génération désenchantée cherchant son exutoire. En marge de l’espoir vendu par des prophètes idéologues prônant une nouvelle ère du bonheur, Tar Pond remet les pendus à l’œuvre.
Prophecy Productions – 15 Septembre 2023