[dropcap]O[/dropcap]n n’est jamais face à du déjà lu quand il s’agit de la souffrance humaine et des mille et une manières dont l’existence expose les plus faibles et les emmène au bout de la résistance physique et morale, au bout de l’espoir.
Le texte que les Éditions Bourgois publient en ce début d’année dans une version poche est un texte extrêmement puissant qui date de 1935, et qui avait de façon étonnante rapidement été traduit en France dès 1936, puis redécouvert en 2000.
Nous sommes aux États-Unis, au cœur de la grande dépression et les « leftovers », les laissés-pour-compte générés par la grande crise économique, se comptent désormais par milliers alors que l’emploi se raréfie. Tom Kromer est l’un d’eux et il rédigea ce texte comme un dernier cri depuis le fond de la misère, en se faisant peu d’illusions quant à sa parution. Celle-ci adviendra pourtant au moment où son auteur parviendra finalement à s’extraire de la misère et à entrer en contact avec la mouvance socialiste californienne. Disposer de ce texte aujourd’hui est un petit miracle quand on découvre, stupéfait, les conditions d’existence extrêmes que Kromer a traversées. Écrit sur des bouts de papiers épars, en fonction de ce qui lui tombait sous la main, il en achèvera la rédaction dans un de ces camps créés par l’administration Roosevelt pour essayer de trouver une solution à l’errance des Vagabonds de la faim , accueillis nulle part, malvenus partout.
Le récit de Tom Kromer est un texte éprouvant pour nos consciences bien tranquilles. C’est une plongée assez hallucinante dans le monde des stiffs, un terme d’argot pour désigner ceux que la pauvreté et la déchéance sociale ont atteints. Il s’agit d’un terme dénué de mépris pour qualifier les vagabonds et les chômeurs, sans équivalent en français, ce qui a conduit le traducteur, Raoul de Roussy de Sales, à le conserver.
Devenir un stiff va très vite, et Kromer le découvre, dès que les événements de la vie lui font arrêter ses études et entrer petit à petit dans la plus extrême précarité. La narration de cette période de dénuement et de souffrance morale est écrite exclusivement au présent, forcément. Car de passé et d’avenir les stiffs n’en ont pas. Ils sont ce que la situation présente est. Ils sont le froid et le vent quand ils sont transis sous les températures glaciales ; ils sont la pluie quand elle pénètre leurs corps, jusqu’aux os, jusqu’aux veines ; ils sont la faim quand ils ne sont plus que cette douleur térébrante qui leur tord le ventre et porte le cerveau au vertige. Et bien souvent les vagabonds de la faim se muent en quelques semaines en « vagabonds de la fin ». Ils meurent sous le regard indifférent des autorités, mais également sous le regard indifférent des autres stiffs qui n’ont plus d’énergie à consacrer à la compassion. Il faut avoir mangé et avoir chaud pour avoir le luxe de penser à autrui, comprend l’auteur.
« Contempler ces stiffs autour de leurs feux, c’est regarder un cimetière. C’est à peine s’il y a de la place pour circuler entre les tombes. Pas d’épitaphes gravées dans le marbre par ici. Ces tombes sont des hommes. Les épitaphes sont ces sillons qui creusent leurs joues. Ces hommes sont des morts. Le jour, ce sont des fantômes qui errent dans les rues. La nuit ce sont des fantômes qui dorment enveloppés dans le journal d’hier en guise de couverture. »
Tom Kromer
Malgré le supplice de la faim permanente, Tom Kromer reste un observateur précis et analytique, ce qui fait de son témoignage un document historique de première qualité.
Il dénonce les violences des forces de l’ordre qui n’apportent aucune assistance aux démunis, les persécutent, et les poursuivent par exemple jusqu’au cœur des décharges publiques pour les disperser et les priver même du droit de manger les ordures des nantis. Il montre comment la mendicité est vécue uniquement comme un trouble de l’ordre public et aucunement comme quelque chose qui concernerait ceux qui représentent les autorités américaines.
Même si le gouvernement essayera avec les CCC, les Civilian Conservation Corps, de venir en aide aux chômeurs, le policier est l’ennemi numéro un du mendiant. L’auteur n’épargne pas non plus les « bénévoles de Dieu », qui tiennent majoritairement les missions caritatives où un stiff peut espérer un peu de chaleur et de quoi manger. Il les montre profitant de la situation des pauvres stiffs pour les endoctriner et leur faire avaler ce qu’il considère comme des balivernes qui ne leur rempliront malheureusement pas l’estomac. Par ailleurs les conditions d’accueil dans ces missions sont innommables et conjuguent, saleté, vermine, violence et une nourriture que certains peinent parfois à avaler malgré leur totale famine tant elle dépasse le seuil de l’immangeable. Mais un stiff accepte tout et devient rapidement totalement soumis et résigné, incapable d’aucune révolte.
« S’ils sont ici, tous ces bougres, c’est qu’ils ne savent pas où aller pour s’abriter du froid et ce salaud leur demande de se lever pour dire ce que Dieu a fait pour eux. Il n’a rien fait, sacré bon sang. Mais je me tais. Il fait chaud ici. Il fait froid dehors. »
« Le type s’envoie une autre cuillérée. Il lape ça et s’étrangle. Il s’enfonce les doigts dans la gorge et en retire un bouton de pardessus jaune. Pourquoi ces salauds mettent-ils des boutons de pardessus jaunes dans le ragoût ? Est-ce qu’ils n’ont plus de carottes ? Savent pas qu’on ne peut pas faire un bon ragoût avec des boutons de pardessus jaunes ? »
Tom Kromer
Alors toutes les occasions ou les combines sont bonnes pour faire cesser un état de déchéance qui ajoute à la misère un sentiment de dégout de soi profond. Heureusement il y a parfois quelques bons plans auxquels les plus anciens que vous dans la misère vous initient. Il s’agit souvent de parvenir à faire flancher le bon cœur des âmes sensibles, plus souvent des femmes constatent-ils, qui ne peuvent supporter de se confronter à votre image sans vous glisser une petite pièce.
Mais Kromer n’est pas dupe de ces gestes. Il reste stupéfait de voir jusqu’où il faut aller pour parvenir à faire vaciller une conscience, jusqu’où chaque stiff est obligé d’aller pour recueillir quelques cents, puisqu’on ne peut attendre de l’humanité de l’autre qu’elle mette fin au supplice. Cette inhumanité des plus fortunés entraîne les stiffs eux aussi vers l’inhumain. Kromer sait « qu’un stiff ne se connaît plus lui-même quand il a aussi froid » et qu’il devient prêt à tout. Les mauvais coups inévitables obligent donc les stiffs à changer régulièrement de ville pour « se faire oublier » et tenter d’attendre des zones où les conditions météorologiques sont les moins extrêmes. Ils essayent alors d’accrocher clandestinement des trains de marchandises, de « clouer un dur » comme ils disent, souvent au péril de leur vie.
« Qu’ai-je à perdre ? Rien. Pour quoi est-ce que je vis ? De la soupe et du pain rassis, c’est pour ça que je vis. C’est ça que je risque de perdre. »
Tom Kromer
Kromer nous place résolument face à l’impensable, par exemple ce stiff qui ne parvient pas à imaginer en regardant de luxueuses demeures qu’il puisse réellement être possible de vivre dans de telles conditions. Mais il nous place aussi face à notre propre incompréhension. Celle de ce personnage qu’un stiff voit lire le journal derrière une vitre dans un salon éclairé et qui prend sans doute connaissance dans l’édition du jour des informations sur la misère actuelle, mais sans faire aucun lien avec ce qui se passe dehors, sans que cette lecture lui fasse quitter son confort et sortir pour porter secours aux démunis.
Ce qui nous bouleverse ainsi au-delà du témoignage historique sur l’Amérique de la dépression, c’est la certitude, en refermant le livre, que partout dans le monde, dans les pays riches comme dans les pays en difficultés, des femmes, des hommes et des enfants, connaissent l’enfer des stiffs, comme si les lignes terribles de Kromer, qui rappellent celles de Knut Hamsun, de John Fante ou d’Upton Sinclair, ne faisaient qu’atteindre les intellects mais ne mettaient jamais les hommes en mouvement. Ce qui nous dévaste enfin, c’est notre impuissance.
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Les Vagabonds de la faim de Tom Kromer
Traduit par Raoul de Roussy de Sales
Christian Bourgois, 2022
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Image bandeau : Matt Collamer / Unsplash