[dropcap]T[/dropcap]oni Morrison n’écrit pas pour nous raconter des histoires, fussent-elles ô combien émouvantes. Elle écrit parce que c’est un geste d’engagement ; elle écrit pour que nous soyons demain des autres femmes et des autres hommes ou des femmes et des hommes autrement. La nouvelle Récitatif, la seule que Toni Morrison ait d’ailleurs écrite à côté de ses onze romans, est un exemple particulièrement saisissant de la puissance de l’écriture de la lauréate du prix Nobel de littérature.
Les Éditions Bourgois en proposent une belle livraison (la maquette du livre est très réussie !), dans une traduction de Christine Laferrière, accompagnée, en postface, d’une lecture féconde et éclairante du texte par la romancière Zadie Smith. Twyla et Roberta, les deux héroïnes de la nouvelle, sont deux petites filles d’une huitaine d’années qui se rencontrent à St-Bonny (l’institution St-Bonaventure que personne ne s’aviserait évidemment d’appeler par son nom véritable !) et qui vont développer de ces complicités que seule l’enfance sait tisser. C’est la situation défaillante de leurs familles qui est à l’origine de leur placement ici, au milieu d’autres nombreux enfants, eux généralement de vrais orphelins, avec des « parents beaux, morts et au ciel ». L’une est blanche et l’autre noire. Cependant le tour de force et le projet de Toni Morrison sera de ne jamais nous dire, ou nous permettre de savoir avec certitude, quelle est la couleur de chacune.
« À la minute où je suis entrée et où Bozo le Clown nous a présentées, j’ai eu la nausée. Être tirée du lit tôt le matin, c’était une chose, mais être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d’une race tout à fait différente, c’en était une autre. Et Mary, à savoir, ma mère, elle avait raison. De temps à autre, elle s’arrêtait de danser assez longtemps pour me dire quelque chose d’important, et une des choses qu’elle a dites, c’était qu’ils ne se lavaient jamais les cheveux et qu’ils sentaient bizarre. Roberta, c’est sûr. Qu’elle sentait bizarre, je veux dire. »
Toni Morrison
Voilà, dès la première page, le ton est donné et Toni Morrison commence à distiller les premiers indices sur lesquels le lecteur va se jeter avidement pensant rapidement résoudre l’énigme. Erreur, grave erreur. Car il n’y a aucune énigme à résoudre et l’autrice n’a que faire de ce qui pourrait au premier abord apparaître comme un jeu littéraire. Bien au contraire, et nonobstant ce que le lecteur pense, il ne sera pas tout à fait acteur dans cette lecture. Ou plutôt il va devenir acteur de sa condition de sujet de la nouvelle. Sujet de quoi ? d’une véritable expérience, presqu’au sens scientifique du terme, conduite par l’écrivaine pour que le lecteur parcourt tout un processus réflexif et interrogatif destiné à le faire se déplacer le long de lignes de faille. Égrenant informations sur informations à propos de ses personnages, Toni Morrison alimente ce mécanisme de projection du lecteur, impuissant à y résister. Est-ce plutôt la petite fille blanche qui est nulle en lecture ou est-elle celle à qui la mémoire fait terriblement défaut ? Sa camarade noire est-elle la fille de la danseuse noctambule et peut-être moralement un peu légère ou celle de la mère malade et pieuse, mais terriblement mal élevée ?
Scène après scène, la romancière américaine fait progresser le récit sans que le lecteur ne puisse voir autre chose que le miroir de son propre fonctionnement mental. C’est lui qui instille du blanc ici, du noir là, ou peut-être plutôt l’inverse, pour des raisons qu’il perçoit de plus en plus indéterminées, indiscernables, injustifiables. Il ajoute sans cesse au récit dans le but unique de vouloir trancher une question, qui certes nous a été diaboliquement suggérée, mais dont la réponse n’a jamais été exigée de façon déterminante pour rendre possible la progression de notre lecture. Le lecteur est le seul, se substituant de sa propre initiative à la romancière et à la narratrice de l’histoire, à considérer nécessaire la résolution de cette indétermination, jusqu’au moment où il prend enfin conscience que, pris au piège, il vacille irrémédiablement sous le poids de ses préjugés.
« Je savais que je n’avais pas fait ça. Je n’avais pas pu faire ça. Mais qu’elle m’ait dit que Maggie était noire me rendait perplexe. Quand j’y pensais, en fait, je ne pouvais plus en être certaine. Elle n’était pas noire comme du charbon, ça je le savais ; sinon je m’en serais souvenue. Ce dont je me souviens, c’était le bonnet d’enfant, et puis les jambes en demi-cercle. »
Toni Morrison
Il convient bien sûr de ne pas tout dévoiler de cette nouvelle afin de laisser à chacun la chance de se faire face au sein du texte, d’accueillir sa propre lecture. Toni Morrison laisse évoluer ses deux protagonistes qui vont à plusieurs reprises se retrouver par hasard au cours de leur existence. Roberta aura gravi quelques échelons de la hiérarchie sociale, et elles auront toutes deux eu des enfants. C’est d’ailleurs autour de la ségrégation scolaire que va s’instaurer le face à face qui semble progressivement inévitable. Pas plus que les autres épisodes, celui-ci ne nous permettra de savoir qui est qui, alors que la clivante question de la ségrégation aurait pu être perçue comme une des plus favorables à ce que chacune soit démasquée par sa prise de position, qu’elle soit une des plus déterminantes.
Tout le génie de Toni Morrison se manifeste enfin dans le moment ultime de la nouvelle qui permet de dépasser, on pourrait dire d’outrepasser, totalement cette question de l’identification. C’est en effet uniquement quand Twyla et Roberta vont accepter d’examiner ensemble leur commune histoire, de la relire, d’accepter d’en examiner les angles morts, qu’elles vont parvenir à se donner un horizon. Bien sûr Toni Morrison ne nie en aucun cas, bien au contraire, que chaque personne de par son histoire et ses origines possède un patrimoine qui oriente, habite et prédétermine son rapport au monde. Cela est même une part fondamentale de nos identités. Pourtant celles-ci ne font pas, ne doivent pas faire obstacle à la commune histoire, pour peu qu’on accepte de « regarder ce qui a bien pu […] arriver », quand nous vivions ensemble.
Lisez Récitatif de toute urgence, ne passez-pas à côté de ce texte exceptionnel, dont la longueur est inversement proportionnelle à la portée. Tout le talent de Toni Morrison se résume admirablement dans cette phrase magnifique qu’elle a prononcée à Stockholm en 1993, « La langue ne peut pas et ne pourra jamais «épingler» l’esclavage, le génocide, la guerre, les enfermer dans une définition, ni ne devrait aspirer à l’arrogance d’être capable de le faire. Sa force, son bonheur aussi, c’est de tendre vers l’indicible ».
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Récitatif de Toni Morrison
traduit par Christine Laferrière
Éditions Christian Bourgois, août 2022
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