[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]P[/mks_dropcap]ar courrier notarial adressé à sa mère décédée quelques années auparavant, un homme apprend la mort de sa grand-mère, Vera Kaplan, dont il ignorait l’existence. Très vite, au travers de son testament, la voix est donnée à cette femme qui a passé sa vie à rechercher sa fille, enlevée par la justice au sortir de la seconde guerre mondiale.
Berlin. 1943. Vera Kaplan est une jeune femme juive, belle, qui aime passionnément la vie et les hommes.
Quand ses parents et elle sont arrêtés par la Gestapo, elle se trouve confrontée à un choix impossible : collaborer en traquant les juifs qui, jusque-là, sont parvenus à échapper aux griffes des nazis, ou voir, impuissante, ses parents déportés à Auschwitz.
Vera, bien sûr, est effondrée. Elle est terrifiée par ce monde où, sans cesse, les ombres s’ajoutent aux ombres, se superposent, sans opposer de résistance à leurs bourreaux. Et de cette peur naît, dans la violence, le refus de se soumettre.
Décalée par rapport au monde qui l’entoure, elle ne veut pas renoncer à son individualité et rejette de toutes ses forces le sort collectif réservé par le pouvoir nazi à ses semblables. A cette résignation qui la révulse, elle préfère «sacrifie[r] une part de son humanité» pour garder ses parents vivants, mais aussi pour, se convainc-elle, « sauver l’âme de [son] peuple ».
Vera résiste tout en se soumettant. Plusieurs fois, elle songe au suicide. A aucun moment elle ne s’excuse de ses actes : « Ce sacrifice d’une partie de moi-même que j’ai accompli au prix de souffrances et de renoncements infinis. Et que je n’ai jamais regretté. Jamais, tu entends. Que je recommencerais demain, si c’était nécessaire. ».
Elle collabore, participe à l’avènement du Mal, torrentiel, qui emporte tout avec lui, qui détruit les êtres et les idées.
Inspiré d’une histoire vraie, le récit est immédiatement marqué du sceau de la violence. Violence des non-dits tout d’abord puis, au fur et à mesure que se déroule le récit, violence des actes et des lâchetés, abomination de l’alliance du sexe et de la mort.
Aussi, certains seront déstabilisés, voire perturbés par la vie de Vera et la façon dont Laurent Sagalovitsch a choisi de la traiter, distanciée et neutre. La fin du roman pourra ne pas sembler à la hauteur du vertige et du malaise qu’inspire la lecture de certains passages.
Mais là où d’aucuns reprocheront un récit lisse, manquant d’aspérités, on pourra aussi voir poindre un roman sombre et lumineux. Lumineux, en ce qu’il contient de très belles pages sur l’instinct charnel et assumé de (sur)vie d’une femme aux prises avec un contexte extra–ordinaire. Mais aussi, et surtout, un roman sombre, car cet instinct prend forme aux heures les plus troubles et polémiques de l’Histoire, où chaque nuit contient une nuit plus obscure et profonde encore.
Un roman singulier, dont on s’étonnera de lire, en quatrième de couverture, que l’héroïne est « dévorée par une pulsion de vie inhumaine », quand il faudrait ne voir qu’une humanité, par essence monstrueuse, imparfaite, faite de beauté et d’horreur, où toute illusion est détruite. Et apparaître en filigrane cette vision de l’œuvre de Francisco de Goya : « Le sommeil de la raison engendre [toujours] des monstres ».
Vera Kaplan || Laurent Sagalovitsch || 2016 || Editions Buchet – Chastel