Carla et Gonzalo semblent vivre une histoire d’amour exceptionnelle. Il faut dire qu’ils se connaissent depuis qu’ils ont l’âge d’être au lycée et ont tout découvert ensemble : le sexe, les concerts, les bars et … la poésie. Mais, dans tout début, il y a souvent des ratés; aussi leur histoire s’arrête prématurément, jusqu’à ce que quelques années plus tard ils tombent l’un sur l’autre – au propre comme au figuré – dans une boite gay de Santiago. Comme ils ne le sont ni l’un ni l’autre, les voilà à nouveau repris par leur passion initiale. Cette fois tout se joue pourtant dans un cadre différent car Carla a un petit garçon, Vicente, dont Gonzalo va devoir s’occuper s’il veut partager la vie de Carla.
« Quand l’aube le surprenait alors qu’il était en mouvement, Gonzalo pensait toujours qu’il existait un lien entre le point du jour et le fait même d’avancer, comme si le marcheur était, d’une certaine façon, responsable du lever du soleil ou, à l’inverse, comme si le point du jour générait le mouvement de ses pieds sur le trottoir. Il faillit le dire à Carla – il n’était pas sûr de pouvoir le lui expliquer, il craignait de s’embrouiller, il sentait que la moindre chose qu’il dirait pouvait gâcher cette belle aube insensée. »
─ Alejandro Zambra, Poète chilien
Gonzalo va devenir ce que l’espagnol chilien appelle un padrastro – un beau-père, un padrastro poète puisque son ambition ultime reste de prendre place dans la généalogie féconde des poètes nationaux, mais surtout un vrai père. Cette première ligne narrative de Poète Chilien, conduite par Alejandro Zambra dans un style, vif et nappé d’une ironie joyeuse, nous plonge au cœur des aspirations d’un jeune couple chilien moderne mais que l’histoire du pays empêche d’être totalement désinvolte. L’espoir d’un avenir enfin positif pour le Chili est certes présent, mais les ombres du passé rodent comme elles rodent sur la belle histoire de Gonzalo et Carla, comme s’il était insuffisant de vouloir que les choses durent et soient belles pour qu’elles le demeurent. Alors non cette histoire ne durera pas, elle aura une brusque fin.
Rarement traitée dans la littérature, la souffrance des beaux-parents séparés des enfants qu’ils ont affectivement adoptés est une des grandes réussites des thématiques explorées dans le roman. Alors que l’attachement ne se décide pas, quand il se cristallise comme pour Gonzalo, la séparation avec la mère de l’enfant prend l’apparence d’un véritable effondrement que Zambra nous expose avec une très belle sensibilité, dénuée de pathos, mais délicatement désespérée. Être un beau-père ou une belle-mère c’est effectivement devoir l’être parfois plus que ne l’est un père ou une mère, souvent étonnamment absent, et s’exposer à l’ingrate situation de devoir ne plus l’être en quelques secondes, simplement parce qu’une porte claquera pour ne plus jamais se rouvrir.
« Et tandis qu’ils pérorent et zyeutent les décolletés – ils ont développé l’art de regarder dans les yeux et dans les seins simultanément –, d’autres hommes, de pauvres connards, élèvent leurs putains de môme vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Des hommes qui ont fait la bêtise de tomber amoureux des femmes qu’ils ont, eux, allègrement rejetées. Des hommes qui rangent la maison, font la bouffe même, et la vaisselle, avec un enthousiasme dégradant. »
─ Alejandro Zambra, Poète chilien
Tous les cœurs éplorés le savent, la poésie est la langue de ceux qui souffrent et les deux protagonistes masculins de cette histoire, douloureusement affectés par la séparation, vont chacun à leur façon, et à des milliers de kilomètres de distance, chercher consolation dans la poésie. C’est autour d’elle et d’un Chili où tout le monde semble poète, en plus d’être comme partout ailleurs garagiste, cuisinier ou médecin, que l’auteur va déployer le second grand tableau de son roman. Troquant la figure féminine de la mère contre celle d’une ravissante journaliste américaine, il nous emporte au cœur des textes, alternant poésie et action romanesque dans un équilibre parfait, et nous donne à entendre ces voix qui ont fait le Chili, qui ont accompagné ses luttes, ou qui ont pleuré ses défaites. On navigue ravi et dans une narration au rythme soutenu, au cœur d’un microcosme à la fois cabotin et déjanté et on se sent véritablement emporté par cette aspiration littéraire collective.
Mais bien sûr si Vicente le beau-fils – l’hijastro – est poète et que Gonzalo, le padrastro, a voulu l’être il reste à parier qu’ils pourraient à nouveau se rencontrer dans la suite du roman. Peut-être? Mais Alejandro Zambra qui adore nous surprendre au détour d’une phrase ou d’une situation va nous tenir en haleine jusqu’au bout et nous offrir une très belle fin pour ce roman iconoclaste et réussi, poétique fenêtre sur un pays qui aura nourri en son sein les plus grands, qu’ils s’appellent Pablo, Gabriela ou tiens ! ce n’est peut-être pas un hasard, Vicente !
Vous pouvez écouter l’épisode 106 de notre podcast, Mort à la poésie, qui revient sur cet ouvrage d’Alejandro Zambra : ICI.
Poète chilien, de Alejandro Zambra
Traduit par Denise LAROUTIS
Christian Bourgois Éditeur, janvier 2023