[dropcap]L[/dropcap]e principal intérêt d’une nouvelle traduction ne réside pas tant dans la performance intrinsèque qu’elle contiendrait (être la meilleure traduction) que dans sa temporalité, c’est-à-dire dans sa capacité à être et matérialiser une lecture actualisée d’un texte qui demeure pour partie inaccessible à qui ne peut s’y confronter directement. C’est pourquoi, pour les langues que nous ne lisons pas, la pluralité des traductions constitue souvent, in fine, une chance et une consolation particulièrement stimulantes. En cette rentrée littéraire 2022 c’est avec un grand bonheur que les éditions Tristram, engagées dans un vaste projet de grandes retraductions, nous donnent à découvrir une nouvelle traduction du roman majeur de Charles Dickens, De grandes espérances. Cette traduction, la quatrième en français, mais la première depuis 1959 est une opportunité magnifique pour son traducteur, Jean-Jacques Greif de nous faire découvrir la modernité et la puissance d’un auteur dont l’image aurait tendance à s’être quelque peu figée.
Dès la première page du roman, le regard spécifique de Dickens se distingue singulièrement de l’ouverture classique qu’on supposerait pour un tel texte. Nous découvrons Pip, ce héros inoubliable, au milieu des tombes du cimetière du village et celui-ci est immédiatement placé au cœur de la quête identitaire qui sera l’objet du roman. C’est par la compréhension de sa généalogie sur les tombes de sa famille qu’il se saisit lui-même comme Pip, « petit paquet de frissons » et désormais héros d’une aventure incroyable. Et c’est la grande force de ce Pip narrateur que d’être en mesure, alors qu’il nous relate ses aventures après qu’elles se sont déroulées, que de préserver la fraîcheur de l’enfant qu’il n’est déjà plus. Aussi la première des qualités de cette nouvelle traduction est d’avoir particulièrement travaillé et adapté chacune des voix des nombreux personnages, non seulement à leur place sociale, forcément mouvante pour Pip par exemple, mais aussi à leurs maturités progressives dans le récit, et ce, grâce à une phrase et des dialogues extrêmement vivants, naturels et imagés.
« Pip, mon cher vieux, la vie est faite de toujours autant de séparations soudées ensemble, si je peux dire, et un homme est forgeron, un est ferblantier, un est orfèvre, un est chaudronnier. Des divisions entre ceux-là peuvent venir, et faut les prendre comme elles viennent. Si y’a eu une faute aujourd’hui, c’est la mienne. Toi et moi qu’on est pas deux personnes à être ensemble à Londres ; ni non plus n’importe où ailleurs sauf en privé, et qu’on se connaît et qu’on se comprend entre amis. C’est pas que je suis fier, mais je veux être vrai, que tu me verras plus jamais dans ces vêtements. Je suis faux dans ces vêtements. Je suis faux en dehors de la forge, de la cuisine, ou des marèches. Tu me trouveras deux fois moins de défauts si tu penses à moi dans mon habit de forge, avec mon marteau dans ma main, ou même ma pipe. »Charles Dickens
Parce que ce roman est époustouflant de rebondissements, d’analyses fines et de justesse des caractères, il serait cruel d’en dévoiler trop l’intrigue pour ceux qui ne le connaitraient pas encore. Il n’est cependant pas risqué de rappeler que l’enjeu du texte réside dans la déviation qui va s’opérer dans la trajectoire du héros, soudainement promis, et contre toute attente, à De grandes espérances. En effet, petit orphelin élevé par une sœur acariâtre et son mari forgeron qui est un second père pour Pip, celui-ci est destiné à devenir apprenti dans la forge. Mais ce serait sans compter la rencontre inattendue d’un bagnard, de l’inquiétante et riche Miss Havisham et de sa fille adoptive, la belle Estella au cœur de pierre, ainsi que sans l’intervention d’un mystérieux donateur décidé à faire de Pip un véritable gentleman londonien. Propulsé dans l’opulence et un milieu social différent du sien, nous suivons Pip durant les six cents pages haletantes d’un véritable «page-turner » orchestrées par un grand maître du suspens. Là encore la traduction enlevée de Jean-Jacques Grief est particulièrement propice à l’énergie de l’intrigue. Citons par exemple cette scène incroyable où une des révélations les plus attendues du récit est donnée à Pip alors que le détenteur des informations si précieuses est en train de lui retirer et de lui refaire un pansement. L’alternance à bâtons rompus de bribes d’informations et de précisions médicales entretient une attente quasi insupportable pour le lecteur impatient. Dickens joue ici non seulement avec nos nerfs mais aussi avec nos « cervelles métaphoriques » puisque chaque morceau de pansement, petite couche de tissu, nécessite d’être enlevée pour dévoiler l’information suivante.
« Ce jour est resté dans ma mémoire car il a produit de grands changements en moi. Mais il en est ainsi dans n’importe quelle vie. Que l’on imagine en retrancher un jour bien choisi, et que l’on pense au changement que cela produirait dans son cours. Prenez le temps, vous qui lisez ceci, de penser un moment à la longue chaîne de fer ou d’or, d’épines ou de fleurs, qui ne vous aurait jamais lié si son premier maillon ne s’était formé en quelque jour mémorable. »
Charles Dickens
Roman d’apprentissage et roman d’intrigues, De grandes espérances est aussi un texte social qui pose de profondes questions. Il aborde notamment les thèmes de la difficile mobilité sociale et de la culpabilité vis-à-vis de leurs milieux qu’éprouvent ceux qui « s’élèvent » ; il interroge la valeur de nos réalisations et leur appréciation en fonction du fait qu’elles seraient uniquement nôtres ou que nous les devrions à autrui ; il montre comment la honte de soi s’acquiert au contact et dans le regard de ceux qui nous jugent; il n’oublie pas de questionner le sens de toute condamnation pénale et des modalités par lesquelles un individu peut, ou pas, parvenir à être quitte avec la société qui l’a condamné.
A la mise en exergue de ces dimensions sociales du roman, la traduction de Jean-Jacques Greif est également d’un grand secours. Inventant une langue spécifique pour chaque protagoniste, le traducteur soutient le propos de Dickens. Langue à la fois populaire mais teintée de violence pour le bagnard que Pip sauve au début du roman et pour lequel il n’hésite pas à voler sa sœur et le pauvre Joe. Langue populaire et humble pour Joe, figure du bien absolu s’il en est une dans le roman. La traduction illumine les passages où le pauvre Joe se rapproche ou s’éloigne sentimentalement de Pip dans la scène où il vient à son chevet à Londres pour le soigner. Dickens montre à merveille que la fragilité de Pip permet à Joe d’oublier qu’il a affaire à un gentleman, mais que chaque pouce de santé recouvré par Pip éloigne à nouveau Joe, dont les «monsieur » polis viennent à nouveau émailler le discours. C’est grâce au contraste plus fort que dans les traductions plus classiques, entre le ton et le style des personnages, que Jean-Jacques Greif nous permet de réellement ressentir les effets de la mobilité et de la distance sociale.
« Il a sorti de sa poche un épais portefeuille, débordant de papiers, et l’a jeté sur la table.
« Y’a d’quoi dépenser dans ce portefeuille-là, cher garçon. C’est à toi. Tout c’que j’ai est pas à moi ; c’est à toi. En soyes pas affrayé. Y’en a plus là d’où ça vient. J’suis venu au vieux pays pour de voir mon gentleman dépenser son argent comme un gentleman. Ça s’ra mon plaisir. Mon plaisir s’ra pour de le voir faire. Et allez tous au diable ! »
Charles Dickens
Enfin c’est parce qu’elle autorise les personnages à être spécifiquement eux-mêmes de façon très différenciée que cette traduction laisse aussi toute sa place à la sentimentalité et à l’humour très fin du roman. C’est alors Wemmick, le secrétaire méticuleux et iconoclaste du célèbre avocat Jaggers, qui excelle à respecter une stricte partition entre vie professionnelle et vie personnelle, c’est Joe à nouveau évidemment, mais ce sont également des personnages plus sombres, qui parviennent à nous émouvoir profondément ou à nous faire sourire subtilement. Cette publication des éditions Tristram constitue donc une très belle traduction qui donne au roman une vitalité et une émotion qui décuplent une intrigue assez stupéfiante ainsi qu’une réflexion très contemporaine. Nul ne doute qu’elle fera date. Derrière la quête identitaire de Pip se révèle le génie de Dickens qui joue très habilement tout au long du roman des codes de la narration pour faire dialoguer fiction et réalité, et nous rappeler que tout récit de soi ne peut être inévitablement qu’un grand roman. Quand l’homme de loi du bienfaiteur de Pip, Mr Jaggers, lui annonce sa bonne fortune, il lui dit que le «désir du possesseur actuel de cette fortune » est « qu’il soit soustrait immédiatement à son mode de vie actuel et à cet endroit, […] comme un jeune gars ayant de grandes espérances ». Au lecteur qui va être soustrait irrésistiblement de son mode de vie actuel dès qu’il ouvrira ce livre, gageons aussi, De très grandes espérances.
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De grandes espérances de Charles Dickens
traduit par Jean-Jacques Greif
Tristram, août 2022
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Bonjour,
Je vous remercie pour ce bel article. Je suis conscient du fait que des personnes lisent mes livres, mais je suis toujours ému quand l’une d’elles exprime sa satisfaction de façon aussi détaillée et flatteuse, ce qui n’arrive pas si souvent.
Je serai à Saint-Nazaire le 19 novembre dans l’après-midi pour recevoir le prix Bernard Hoepffner. Si vous faites un saut depuis Nantes et si vous apportez vote exemplaire du roman, je vous le dédicacerai.
Amicalement
Jean-Jacques Greif
PS. C’est Tristram qui m’a donné votre nom.
Bonjour
Merci pour votre message et ces belles heures de lecture avec Pip. Une escapade à Saint Nazaire ? Pourquoi pas… je note cela dans mon agenda au cas où cela serait possible…
La problématique de la possibilité de la traduction est une des questions qui me fascinent …
Bien à vous
Cécile