D[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″][/mks_dropcap]eux ans après Commontime, nous assistons au brillant retour des prodiges de Sunderland : Field Music. Les frères Brewis surclassent leurs contemporains grâce à une pop savante, jouissive et accessible. Peter l’aîné, semble posé et réfléchi. On devine David le cadet plus sanguin et prompt à répondre. L’un finit toujours la phrase de l’autre ou l’interrompt pour développer. De cette alchimie fraternelle naît une musique cérébrale et dansante qui ravira tous les mélomanes anglophiles. Comble du raffinement : ils s’avèrent drôles et amicaux. Entretien avec les créateurs du très réussi Open Here (n’hésitez pas à lire notre chronique ici).
Les fratries ont marqué durablement l’histoire de la pop et du rock : quels sont selon vous les atouts et les handicaps d’une telle association dans un projet aussi intime que la musique ?
Dave Brewis : Nous avons les mêmes points de référence. Il est rare que nous ne nous comprenions pas. Nous écoutons la même musique depuis que nous sommes bébés.
Peter Brewis : Notre vocabulaire musical et nos objectifs en matière de composition sont les mêmes. Pour cette raison, il est compliqué pour un musicien venant de l’extérieur de pénétrer dans notre univers. Il n’aura ni les clés ni le vocabulaire. Laisser quelqu’un d’autre s’investir dans notre musique nous demande un effort.
Est-ce parce que vous n’avez pas besoin de communiquer entre vous pour comprendre ?
Dave : Oh non, je suis très bavard (rire). Nous parlons beaucoup de nos morceaux. Mener des projets parallèles nous a aidé à lâcher du leste. Nous avons commencé à laisser nos collaborateurs apporter des idées ou à sous-traiter l’artwork de nos albums. Tout cela se fait lentement, étape par étape.
On vous sait tous deux multi-instrumentistes. Avez-vous cependant un instrument favori ? Comment vous êtes-vous répartis les rôles sur cet album ?
Dave : Si je devais trouver un job dans un groupe, ce serait en tant que bassiste. C’est l’instrument avec lequel j’ai le plus de facilités. Être multi-instrumentiste est un luxe. Quand tu te lasses de jouer de la guitare, tu passes à la batterie.
Peter : Je ne nous considère pas comme des musiciens professionnels. Au mieux, nous nous débrouillons sur nos différents instruments. Nous n’avons pas l’objectif d’être les meilleurs dans tous les domaines. Les musiciens que j’admire le plus sont pourtant de brillants instrumentistes.
Dave : J’aime l’idée d’être capable de créer un album nous-mêmes.
Peter : Une fois le disque terminé, nous devenons un groupe pour jouer live. J’apprécie les concerts car je peux expérimenter. Sur scène je tente parfois des choses qui risquent de ne pas fonctionner. Cette sensation de peur me stimule. Tu vis dans le moment, à l’opposé du travail en studio. Ce sont les musiciens qui nous accompagnent qui nous ont permis cette liberté. Par le passé, nous reproduisions nos disques en concert.
Votre musique, lorsqu’on y prête attention, est complexe. Pourtant l’écoute d’un titre de Field Music est toujours agréable et fluide. Vous mettez-vous parfois des freins pour ne pas “étouffer vos morceaux” ?
Dave : Créer de la musique pop basée autour de la mélodie nous est naturel. En parallèle, nous cherchons à être surpris. Les meilleurs albums sont ceux qui t’accrochent dès la première écoute et qui révèlent leur richesse progressivement. Nous aspirons à cet objectif à tous les stades. De la composition à l’enregistrement. Je ne veux pas faire de la musique qui fait penser aux gens que nous sommes des virtuoses. Je veux juste produire de la musique qui donne envie de danser. Au minimum de bouger la tête (rire). Avec nos deux derniers albums, nous avons voulu créer de la musique que nos enfants aimeraient. Ça nous a obligés à tenter de nous rapprocher de la pop musique que nous aimons.
L’utilisation des cordes est impressionnante. Intégrez-vous les parties d’orchestre à cordes dès les prémices de la composition pour arriver à un tel résultat ?
Dave : Nous avons une idée dès le départ.
Peter : Sur Open Here par exemple j’ai composé la partie de cordes au synthé dès la maquette du morceau. Par contre, le dernier titre de l’album, Find a Way to Keep Me est issu d’une progression d’accords que Dave et moi avons joué pendant trop longtemps (rire). Ce qui ne devait être qu’un accompagnement est devenu partie intégrante de la chanson.
Ce final est grandiose. Il me rappelle beaucoup de groupes, comme XTC ou The Left Banke, que vous devez adorer. Il sonne comme une version développée de vos morceaux plus anciens.
Peter : Nous voulions voir jusqu’où nous pouvions aller avec les arrangements d’un orchestre à cordes. Nous avons essayé tout ce qui nous passait par la tête. Pete Fraser a improvisé au saxophone, il y a un solo de flûte sur presque tout le titre. C’était un autre moyen d’ouvrir notre univers.
Dave : Nous ne savons pas jouer de saxophone, ni de flûte ou de trompette. L’idée était de laisser le champ libre aux musiciens pour voir ce qui pouvait se passer. Ça change du passé. Les musiciens ont été d’une grande patience sur nos albums précédents. Nous leurs dictions quoi jouer.
On parle beaucoup de vos influences rock au sens large, mais jamais de musique classique. Est-ce quelque chose que vous écoutez depuis de nombreuses années ?
Peter : Oui.
Dave : Je ne connais que les hits (rires). Je n’ai pas une grande collection de musique classique mais j’aime écouter les ballets de Stravinsky, je dois avoir une compilation des symphonies de Beethoven : je confirme qu’elles sont toutes bonnes (rires). Mais Peter a une meilleure connaissance que moi en la matière.
Peter : Quand on était petits, on avait des cassettes audio avec The Wind In The Willows, L’Ile Au Trésor ou encore Les Robinsons Suisses.
Dave : Nous ne le réalisions pas sur le moment mais on y entendait des œuvres célèbres du répertoire classique : la 6e de Beethoven dans The Wind In The Willows , le Printemps de Vivaldi ou encore du Moussorgski et du Rimsky-Korsakov dans Le Monde Perdu. Quand je les entends, je les reconnais : ces musiques sont stockées quelque part dans nos cerveaux. Mais j’écoute exclusivement de la pop music, je hais les autres genres (rires).
Peter : Ce que nous écoutons en dehors de la pop et qui nous influence : du jazz comme Duke Ellington jusqu’à Miles Davis.
Dave : Sextant par Herbie Hancock !
Peter : Quand on a démarré le groupe, on voulait inclure ces idées musicales dites “classiques”, même si elles ne sont pas jouées par des instruments classiques. Si on entend “cordes”, on pense instantanément “musique classique” mais certains plans de guitare ont pu être “volés” à Thelonious Monk ou Debussy. Autrement dit, l’influence classique ne se traduit pas nécessairement par l’utilisation d’instruments dits “classiques”. Même si on aime intégrer ces composantes à notre musique qui reste orientée “rock”.
Dave : La pop et le rock empruntent des éléments à tous les autres styles. Le jazz, comme genre musical, est presque défini par son instrumentation. La pop music ne s‘est jamais définie, limitée. Sauf peut-être par la durée des chansons (ndlr : Dave entonne alors I’d Do Anything for Love de Meat Loaf…dont la durée oscille entre 5 et 12 minutes selon les versions : rire général).
Peter : Celle-ci est longue, très longue.
Dave : Je ne sais pas pourquoi mais quand on parle de chansons longues, j’y pense immédiatement.
Peter : “Je ne sais pas pourquoi” : tout est dit.
Dave : “De l’influence cachée de Meat Loaf sur Field Music”.
Pour la première fois vous aviez une deadline pour finir votre album. Le bâtiment où se trouvait votre studio devait être démoli. En quoi cela a t-il influé sur l’album ?
Dave : Je ne crois pas que l’on ait dû se précipiter. Il y avait quand même une évidence : tout ce que nous souhaitions réaliser dans cet endroit, il fallait le boucler.
Peter : C’est pourquoi il y a plus de gens impliqués car nous voulions dire au revoir à notre studio en passant du bon temps : s’enfiler des tasses de thé…
Dave : Oui, on enchaînait les tasses de thé, mangeait des chocolats… enregistrait des pistes de cordes !
Peter : On voulait s’amuser même si les paroles abordent des sujets moins légers. Malgré tout ce qu’il se passe dans le monde, nous désirions préserver et célébrer notre petit monde : le studio.
Et quels sont vos plans pour un futur studio ?
Peter : Croiser les doigts !
Dave : Un prochain studio encore meilleur est en cours d’installation. Le processus est plus long que nous ne l’imaginions.
Peter : On ne sait pas en fait.
Open Here est un album qui s’ouvre sur la politique et vos problèmes personnels. Quelle en est la raison ?
Dave : Les chansons les plus politiques sont nées du temps limité que j’avais pour écrire. Autrefois, je pouvais me poser et réfléchir, aussi longtemps que je le jugeais nécessaire, en attendant que l’inspiration vienne frapper a ma porte. Maintenant, j’ai deux petits enfants et quand j’ai le temps d’écrire, ça doit aller vite. Je me retrouve ainsi dans des états d’émotions intenses. Ces deux dernières années, les émotions les plus fréquentes furent la colère, la frustration. Si j’ai dix minutes pour réfléchir à quelque chose, le premier sentiment qui se manifestera sera sans doute la colère. L’impact du monde extérieur sur mon écriture se traduit par l’expression de cette explosion de colère ou de frustration. Notamment sur les chansons évoquant la politique.
Lorsque vous écrivez une chanson sur la Syrie par exemple, faites-vous passer cette colère dans la musique ? Ou les paroles viennent-elles sur une musique déjà écrite ?
Peter : Je crois que l’on a la même technique.
Dave : On écrit souvent paroles et musique en parallèle.
Peter : J’ai un petit calepin sur lequel je note plein d’idées de paroles (merdiques pour la plupart). A l’occasion, il y a un truc intéressant autour duquel je vais tester des idées musicales et voir si ça fonctionne. Il arrive aussi que j’écrive la musique à partir des paroles. Sur Find A Way To Keep Me, j’avais déjà les paroles et les ai mises en musique ensuite.
Dave : Je ne crois pas que notre musique soit énervée sur le dernier album. Goodbye To The Country parle du racisme dans notre ville : les accords de guitare sont enragés, la tonalité aussi.
Peter : Et tu la chantes en colère !
Dave : Mais tu ne peux pas exprimer précisément cette colère-là avec une guitare. Idem pour les paroles : tu peux juste espérer qu’elles suscitent des émotions pour quelqu’un d’autre. Tu ne peux pas l’attraper. Je ne me vois pas écrire une musique qui résumerait un tel sujet : ce serait banal, prévisible. D’autres le feraient peut-être bien, pas moi.
Avec tant de haine en vous, le prochain album sonnera Motörhead ou Metallica ?
Peter : J’aime bien Motörhead et Metallica.
David : L’expression de ces émotions avec ce type de son est devenue une référence culturelle incontournable.
Peter : Oui, comme s’il était obligatoire de sonner ainsi (ndlr : Pete se lance alors dans une imitation assez convaincante d’une créature hybride, mi-Lemmy mi-James Hetfield : rire général). Du calme les gars, on se détend : on peut être en colère de différentes façons.
Pour ceux qui vous suivent, il est admirable de constater que vous tenez une remarquable cadence album/tournée depuis presque 15 ans. Tous les titres d’Open Here ont-ils été écrits récemment ou certains datent de sessions plus anciennes?
Dave : Je n’ai pas eu à remonter très loin : on a toujours nos dictaphones à proximité. Presque tous les titres que j’ai écrits datent d’après la sortie de Commontime (ndlr : en 2016).
Peter : Pareil pour moi.
Dave : Quand je suis désespéré, je vais explorer un peu plus loin dans le temps. C’est pourquoi une idée vieille de cinq ans peut resurgir.
Trouvez-vous le temps de travailler sur vos side-projects ou d’autres collaborations ?
Peter : Oui.
Dave : Oui, tant que cela ne nous empêche pas de dire : « prêts pour le prochain disque de Field Music ? ».
Peter : Il y a toujours des projets en cours. Aider nos amis à réaliser leurs albums. Je suis en train de boucler un disque avec la fille qui joue de la flûte sur Open Here. On travaille aussi sur une nouvelle BO de film. Il y a toujours des choses à faire.
Dave : Quand on regarde notre table de merch, on voit plein de disques et on se dit « wow, on a beaucoup bossé ». Mais on n’a pas l’impression de travailler aussi dur que quelqu’un qui a un vrai boulot.
Peter : Ce n’est pas un vrai travail et j’ai eu de vrais jobs dans le passé.
Dave : On ne tourne pas beaucoup. Par choix. Car nous voulons pouvoir rentrer à la maison et faire autre chose. Les trois premiers mois de 2018, on a fait 22 dates. Maintenant, je suis prêt à rentrer à la maison, installer le nouveau studio, écrire et enregistrer plus de chansons. D’autres groupes tournent pendant six mois, on ne souhaite pas le faire. Je suis trop occupé à conduire le van (rires).
Comment vos techniques de composition et d’enregistrement ont-elles évolué au fil des années?
Dave : Notre façon de travailler n’a pas vraiment changé, elle est juste devenue plus élaborée. Je crois m’être amélioré sur un point : je sens mieux arriver le moment où il faut s’arrêter, laisser le titre en l’état. On est plus compétents sur les techniques d’enregistrement aussi.
Peter : De nombreuses collaborations, ensemble ou chacun de son côté, nous ont fait progresser. David ne se contente plus de me demander : « comment pourrais-tu m’aider sur ma chanson ? ».
Dave : Je pourrai être ton choriste ou ton ingé son ! (rires)
Interview réalisée par David Jégou et Dottore Roccabosco
Crédit photos : Alain Bibal
Merci à Thomas Rousseau
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