[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]M[/mks_dropcap]alheureusement passé un peu inaperçu à sa sortie en mars 2017, Ce Qui Gît Dans Ses Entrailles (Gallmeister) avait permis de découvrir la voix de Jennifer Haigh, qui s’élevait dans ce roman contre l’exploitation du gaz de schiste en Pennsylvanie et les pratiques des grandes compagnies pour lesquelles le profit passe toujours avant les préoccupations environnementales.
Sur ce sujet curieusement peu traité dans la fiction contemporaine, l’auteure proposait un roman fort et marquant. Alors qu’elle a publié six romans et un recueil de nouvelles aux États-Unis, Gallmeister propose aujourd’hui ce second texte, Le Grand Silence (Faith en version originale), traduit, comme le précédent, par Janique Jouin-de Laurens.
Choisissant cette fois encore un thème brûlant, aux États-Unis comme en Europe, à savoir les abus sexuels au sein de l’Église catholique, Jennifer Haigh nous plonge avec maestria dans le séisme provoqué au sein d’une famille touchée par le scandale.
Sheila, la narratrice, s’est éloignée de sa famille depuis plusieurs années mais, lorsque son frère Art, curé d’une banlieue de Boston, se retrouve accusé d’attouchements sur un jeune garçon, Sheila revient en ville pour essayer de comprendre ce qui s’est réellement passé. Mike, leur frère, ancien policier, mène également l’enquête de son côté.
« Toutes les familles sont psychotiques« , écrivait Douglas Coupland en 2001, pointant du doigt à travers un miroir grossissant les dysfonctionnements propres à nombre de familles américaines. À travers une description détaillée de chacun des membres de la famille (recomposée) d’Art et Sheila, Jennifer Haigh semble, avec davantage de mesure, aller dans le même sens que Coupland et campe des personnages complexes dont la simple cohabitation semble impossible malgré leur parenté.
C’est un choc permanent pour tous ceux qui le connaissent de savoir que mon père est maintenant sobre. Pendant vingt ans, maman a supplié, prié pour que ça arrive ; elle a fait de son alcoolisme le drame central de sa vie, et de celle de son mari. (…) Mon père qui rugissait comme un lion est maintenant réduit au silence, diminué. Après lui en avoir voulu si longtemps, ma mère est devenue son infirmière. Elle a perdu l’homme qu’elle a épousé, ses meilleurs et ses pires côtés. Et pourtant, pour elle, c’est un soulagement.
Mais sa véritable force, au-delà de ce portrait quasi chirurgical des parcours de chacun(e), se trouve dans sa peinture de la société américaine et le rapport que cette dernière entretient avec la religion. Entre sincérité et hypocrisie, foi ou rejet de toute croyance, il est impossible de n’y être pas confronté même quand, comme Sheila la narratrice, on n’a pas mis les pieds dans une église depuis des années. Et Sheila, comme tant d’autres, devra constater que, malgré les scandales récurrents et les démissions, l’Église est toujours là…
L’Église peut-elle continuer ainsi ? – Il me gratifia d’un sourire indulgent. – L’Église peut toujours continuer, dit-il.
À travers l’histoire d’Art, que Jennifer Haigh dévoile peu à peu au lecteur au fur et à mesure des éléments qu’apprennent Mike et Sheila, apparaît l’image d’un homme dans toute sa complexité, Art, prêtre dont la conviction vacille et qui prend conscience de n’être finalement ni plus ni moins qu’un homme. Ainsi que le dit Sheila, nous adorons remplir l’espace que nos anciennes amours ont laissé.
Et ce terrible constat s’applique à elle comme aux autres protagonistes de cette histoire sombre, symptomatique de notre époque et du monde dans lequel nous vivons. Jennifer Haigh, comme elle le faisait déjà dans Ce Qui Gît Dans Ses Entrailles, se pose en peintre du réel, les yeux rivés sur la face sombre des hommes.
Il me plairait de le lire après le livreà mon avis bien plus grinçant de Jake Hinkson, et un peu différent. Je note.
Je pense qu’effectivement, le sujet est traité de façon radicalement différente. Il n’y a pas d’humour ici, plutôt une espèce de rage froide. Grand livre, en tout cas. Bonne lecture Simone !