[dropcap]D[/dropcap]ans un espace temps non identifié, des années après une mystérieuse catastrophe écologique, le monde est tour à tour plongé dans un épais brouillard ou brûlé d’un implacable soleil. Dans ce monde à bout de souffle, tout est mort ou presque. La terre desséchée ne produit plus que de maigres récoltes, les arbres ne donnent plus de fruits. Les oiseaux agonisants tombent du ciel et les rares espèces animales qui ont survécu perdent leurs couleurs, devenant aussi blanches que la brume qui les entoure.
Dans une région de ce monde désolé vit en complète autarcie une petite communauté qui a survécu à « la Catastrophe ». Nul ne peut en sortir et nul ne peut y entrer : l’unique pont la reliant à l’autre rive du fleuve et au reste du monde a volontairement été détruit par les habitants bien des années auparavant pour se protéger. De quoi, de qui, on ne sait trop en réalité. Mais visiblement du pire, c’est ce que tous semblent dire. Quiconque parviendrait sur ces terres serait par ailleurs immédiatement lynché. Ici les hommes sont rudes, impitoyables, pétris de superstitions et de croyances d’un autre âge. Ils détestent les étrangers et vivent constamment dans la peur.
Que s’est-il passé ? À quoi ressemblait donc le monde lorsqu’il était encore debout ? Combien de survivants reste-t-il et que trouve-t-on de l’autre côté du fleuve ? Nous n’en saurons rien, ou très peu, car le voyage que nous propose Helene Bukowski dans Les dents de lait est ailleurs. Aujourd’hui ne restent que les souvenirs de quelques-uns et cette vie de clan âpre et austère, sans espoir ni joie, suspendue entre ciel et terre face à un horizon à peine visible.
Le lendemain matin, une clarté éclatante emplissait ma chambre. Je crus à un rêve, mais la lumière persistait. Je jetais un œil par la fenêtre et tressaillis. Derrière la campagne, un ciel bleu. Pas un nuage en vue, seul le soleil au-dessus de la maison. C’était la première fois que tout n’était pas complètement plongé dans le brouillard. Il me fallut fermer les yeux ; un rougeoiement pulsait sous mes paupières.Helene Bukowski
Dans une maison isolée à l’orée de la forêt vivent Skalde, la jeune narratrice et héroïne de l’histoire, et Edith, une femme plus âgée, que nous découvrirons être sa mère bien qu’elle la nomme toujours Edith. Rien d’étonnant à cela, les deux femmes entretenant une relation aussi chaotique que complexe. La jeune Skalde, livrée à elle-même depuis des années, a depuis longtemps endossé le rôle de l’adulte, s’occupant seule du réapprovisionnement et de les maintenir en vie. Prisonnières des murs de cet abri précaire, rejetées par la communauté, toutes deux tentent en réalité de survivre comme elles le peuvent dans ce monde où règne le chacun pour soi.
En s’enfonçant dans une léthargie morbide pour l’insaisissable Edith, mère absente dont la raison vacille, qui tente d’échapper au réel en se terrant dans un placard ou en se glissant dans l’eau de sa baignoire pendant des jours. Edith, surgie un jour de l’Ailleurs et qui n’a survécu que grâce à la détermination de l’homme qui l’a recueillie, contre l’avis de la communauté qui la craint. Edith qui se réfugie dans d’épais manteaux en peau de lapin malgré la chaleur torride ou se pare de bijoux de nacre et peint sa bouche de rouge à lèvres criard, vestiges d’un passé dont on ignore tout.
En s’accrochant chaque jour à la vie pour la courageuse Skalde, adolescente pleine de ressources à la volonté farouche, qui ne s’en laisse compter par personne. Skalde qui s’évertue à préparer le purin pour faire du troc avec les voisins, à dépecer des lapins jusqu’à l’écœurement, à ranger la maison jonchée des livres et magazines qu’Edith chérit. Skalde qui prend soin de loin de cette mère étrange malgré ses manquements, ses silences et les terribles rancœurs accumulées. Skalde qui s’aventure de temps à autre dans la forêt malgré le danger et les interdits pour ne pas suffoquer et garder l’illusion d’un semblant de liberté.
C’est dans cette forêt qu’elle découvre un jour une fillette à la chevelure flamboyante, couleur qui lui est totalement inconnue. D’où vient-elle ? Par quel miracle a-t-elle pu arriver jusqu’ici ? Intriguée et émue par la solitude de la gamine, Skalde la prend immédiatement sous son aile. La petite Meisis va donc emménager avec Skalde et Edith, qui voit d’un très mauvais œil cette arrivée qu’elle sait particulièrement dangereuse. Et en effet les habitants débarquent bientôt, forts de leurs superstitions, de leurs peurs et de leurs règles, et exigent de Skalde qu’elle se débarrasse définitivement de l’enfant sous peine de graves représailles. Mais si elle déclenche un vent de panique chez les hommes, l’apparition inattendue de la petite va redonner l’espoir d’un nouveau départ, d’un Ailleurs aux deux femmes…
Débarrasse-toi de l’enfant dès ce soir. Fais comme ma mère, elle noyait les chats errants dans la citerne. La seule chose dont tu as besoin, c’est un sac rempli de pierres, et que l’eau soit suffisamment profonde. Crois-moi, en faisant ça, tu lui rends service à la petite.
Helene Bukowski
Lecteurs, si vous pensez, comme je l’ai cru avant de plonger dans ce roman, que vous ne trouverez rien ici que la littérature ne nous ait déjà très souvent, trop souvent conté depuis que Cormac McCarthy a ouvert la voie avec La route, et notamment chez Gallmeister, détrompez-vous. Certes, Les dents de lait a pour toile de fond une catastrophe écologique et il y est question d’effondrement, de bouleversements climatiques, de survie et de femmes fortes. Rien de nouveau donc, loin s’en faut.
Mais cet univers familier est un prétexte, un simple décor pour Helene Bukowski, qui ne fait qu’esquisser les contours palpables d’un monde à l’agonie pour se focaliser sur ses personnages et leur psyché et aborder des sujets graves et très contemporains : les tensions sociales, le repli communautaire ou la perception de « l’étranger »… Et c’est cette façon d’entrelacer dystopie, réalité brute et questions d’actualité brûlantes qui fait la force, l’intelligence et la singularité de ce premier roman inquiétant et addictif, métaphore habile des temps que nous vivons et de la condition humaine.
À coups de chapitres courts et rythmés, ponctués par les poèmes écrits dans l’ombre par Skalde, ce roman aux accents de conte et au titre intrigant, servi par une prose fluide, épurée et traversée de fulgurances poétiques, déroule ainsi les fils d’une histoire portée par des personnages féminins singuliers et profondément incarnés, attachants jusque dans leurs faiblesses. Portraitiste habile autant que fine psychologue, l’autrice décrit remarquablement la relation violente et complexe qu’entretiennent Skalde et Edith et la façon dont la présence indélébile de chacune est en réalité nécessaire à la survie de l’autre.
C’est un roman sensible qui interroge, sans jugement aucun, la maternité, ce territoire intime parfois impossible à habiter, et ces liens mère-enfant parfois puissants et fusionnels, parfois ténus et aliénants. C’est un roman qui montre comment certains liens venus du cœur, sinon du sang, s’imposent à nous comme une évidence et qui dit l’importance de se relier, de prendre soin les uns des autres dans un monde de plus en plus hostile et individualiste.
C’est un roman cruel et beau dans lequel les hommes sont, en majorité, méprisables, égoïstes, avides de pouvoir et dénués de toute compassion. Un roman dans lequel chaque personnage, du meilleur au pire, a un rôle à jouer, qu’il s’agisse de Skalde la farouche, de Gösta la sage, de Meisis qui porte l’Espoir, de Kurt qui se croit tout-puissant, et dans lequel chacun est à sa juste place.
C’est un roman grave qui donne à réfléchir sur la différence et sur les peurs ancrées en l’homme depuis la nuit des temps : celle de l’Autre, de l’inconnu, de l’étranger, dans un monde en plein chaos. Qui dénonce les dangers du communautarisme, du repli sur soi et qui montre combien l’homme peut perdre toute humanité et laisser libre cours à ses instincts les plus primaires lorsqu’il est dominé par ses peurs. C’est un roman qui évoque aussi la peur et la douleur de l’exil et qui dit merveilleusement, à travers le cheminement intérieur de Skalde, combien il est effrayant et difficile de quitter le lieu où l’on a grandi, de laisser son histoire derrière soi sans savoir qui se souviendra de nous, ni ce que l’on va trouver Ailleurs, même lorsque la fuite est inéluctable.
C’est un roman à la fois sombre et lumineux, entre onirisme et réalité, dans lequel on avance sur le qui-vive avec une impression de malaise indéfinissable, comme dans un mauvais rêve ; un roman empli de zones d’ombres, de secrets et de questions suspendues laissées à l’imagination du lecteur comme autant de portes à ouvrir, qui remue et qui, malgré quelques maladresses, nous embarque de la première à la dernière page.
Un roman d’une grande finesse, porteur de messages forts, qui nous amène, l’air de rien, à nous questionner à la fois sur le monde qui nous entoure et sur la façon dont nous voulons Habiter ce monde, sur nous-mêmes et sur ce que signifie « exister » au-delà de « (sur)vivre ». Et lorsqu’on le referme, songeur et un peu chagrin malgré une fin ouvrant le champ des possibles, on voudrait qu’il en reste encore un peu… Une entrée en littérature réussie pour cette jeune écrivaine allemande de 28 ans qui n’a certainement pas dit son dernier mot, et c’est heureux.
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Les dents de lait de Helene Bukowski
traduit de l‘allemand par Sarah Raquillet et Elisa Crabeil
Editions Gallmeister, 19 août 2021
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Image bandeau : Photo by Colton Sturgeon on Unsplash