Toutes les semaines jusqu’au 10 juillet, retrouvez une sélection hebdomadaire de conseils de lecture pour vous accompagner cet été.
[mks_icon icon= »fa-sun-o » color= »#5418E9″ type= »fa »] Les choix de Marion
Il fallait que je vous le dise d’Aude Mermilliod
Paru aux éditions Casterman le 8 mai 2019
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f2b485″]I[/mks_dropcap]l fallait que je vous le dise est une bande-dessinée à deux voix, une rencontre entre l’autrice et illustratrice Aude Mermilliod et le romancier Martin Winckler (qui a commis entre autres l’excellent Choeur des femmes) autour d’un sujet terriblement d’actualité et encore tabou dans la littérature : l’avortement.
En 2011, Aude Mermilliod tombe enceinte malgré son stérilet (ou DIU). Pour plusieurs raisons, elle ne peut ni ne veut le garder et doit recourir à une IVG. Mais malgré sa décision, cela reste un choix difficile, d’autant qu’elle doit l’assumer seule… C’est dans une première partie autobiographique qu’elle nous fait découvrir cette expérience douloureuse.
L’autrice se livre ici totalement, et nous communique parfaitement ses doutes, son hésitation, sa culpabilité et néanmoins sa détermination. On ressent la difficulté de gérer cet événement traumatique en solitaire, son bouleversement et sa rage face aux phrases censées la rassurer à l’instar de “C’est juste un paquet de cellules”, “ça doit être les hormones qui te rendent triste” ou encore “Ce n’est pas comme si c’était un vrai deuil”.
Et après l’opération, il y a la nécessité de se reconstruire, de retrouver son corps et son identité, et de trouver le moyen de guérir mentalement et physiquement sans jamais tout à fait oublier … Malgré la difficulté à mettre des mots sur cette expérience, Aude Mermilliod s’en acquitte avec brio dans ce témoignage sans jugement ni morale, qui a pour seule fonction d’être libérateur.
L’ouvrage se concentre en second lieu sur le docteur Zoffran, médecin généraliste et écrivain plus connu sous son nom de plume Martin Winckler, et son processus d’apprentissage de l’intervention d’avortement après sa dépénalisation en 1975. A cette époque, Marc Zoffran est encore étudiant en médecine et fait rapidement des droits des femmes sa cause principale. Il voit chaque jour la douleur, la peur et les doutes que suscitent l’IVG, et est tout aussi effrayé d’être celui qui inflige cette peine. Il commence inconsciemment à en vouloir à ces femmes de souffrir malgré les choix contraceptifs qui leur sont offerts, et manque de tomber dans un “paternalisme bienveillant”. Il nous raconte alors son parcours afin de se mettre à l’écoute de leurs corps et de se défaire de son jugement vis-à-vis de ces personnes dont il ne connaît rien. Tenter de les comprendre, sans jamais les condamner.
Aude Mermilliod nous livre ici deux témoignages complémentaires qui se répondent et nous permettent d’envisager le sujet sous deux points de vue : celui de la soignée et du soignant. Il en ressort une bande-dessinée à fleur de peau juste et émouvante, qui pourra toucher tout un chacun, homme ou femme, concernés ou non. Elle a su façonner un dialogue soigné empli de sincérité, renforcé par des dessins doux à la gamme de couleurs délicate et harmonieuse, qui servent tout à fait le propos.
On pourrait penser aujourd’hui que l’IVG serait sorti du domaine du tabou. Et pourtant, 40 ans après la loi Veil, ce droit est remis en question dans certains pays et quelques-uns osent encore parler “d’avortement de confort”. Preuve s’il en allait que ce genre d’ouvrage est toujours profondément au goût du jour.
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Les Furtifs par Alain Damasio
Paru aux éditions La Volte le 18 avril 2019
[mks_dropcap style= »letter » size= »50″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#9A033E »]I[/mks_dropcap]maginez une société où la surveillance est omniprésente, où l’on transporte de notre plein gré l’appareil qui surveille nos moindres pas et régit notre vie et nos achats ; où les multinationales ont racheté les grandes villes et les régentent sans intervention de l’Etat, selon un système de zones où vous pouvez accéder ou non en fonction du forfait dont vous vous acquittez ; où les IA personnalisées font partie du quotidien, et où le virtuel s’entrelace progressivement avec le réel. Pas si éloignée de la nôtre, me direz-vous ? Bienvenue dans la société de contrôle 2.0 imaginée par l’auteur de la Zone du dehors et de la Horde du contrevent, où l’aliénation est devenue un “self-serf vice” que chaque citoyen s’impose sans protester. Glaçant. Que faire dans ce quotidien où tout n’est qu’immobilité, où chacun se satisfait de son confort sans jamais s’insurger ? Et pourtant le mouvement est toujours là.
Cachés dans les recoins et les angles morts circulent les furtifs, créatures changeantes constituées de vitesse pure, se métamorphosant sans cesse et ne pouvant être vues par l’œil humain sans s’éteindre. Ces êtres empreints d’une mélodie et d’un frisson, emplis d’une puissance de vie incomparable, sont peut-être encore le seul mystère que les caméras de surveillance n’ont réussi à percer.
Et c’est bien par un mystère que ce roman commence, celui de la disparition d’une enfant. Tishka a 4 ans quand elle s’évapore une nuit sans laisser de traces, sans qu’aucune preuve d’effraction ne soit repérée par la police. Les mois ont passés, et ses deux parents gèrent leur douleur comme ils le peuvent, brisés par cet “enlèvement”. Sahar tente de faire son deuil tant bien que mal, essayant d’échapper à la souffrance en donnant des cours et en organisant des débats avec ceux qui n’ont pas les moyens de l’éducation. Lorca quant à lui ne peut se résoudre à abandonner sa fille, est reste persuadé qu’elle est toujours en vie et a été emmenée par les Furtifs. Il va donc rejoindre une troupe d’élite chargée de chasser ces animaux extraordinaires, aux côtés de personnages hauts en couleur comme Saskia, Nèr ou encore Aguëro. Mais s’ils découvraient autre chose, une connexion, une nouvelle réalité ou un point de vue différent de tout ce qu’ils ont connus ? Une réponse à une question qu’ils n’ont jamais posée ?
Il est difficile d’attribuer un genre précis aux Furtifs. Il s’agit bien sûr de science-fiction, un roman d’anticipation qui tire clairement sur la dystopie. C’est évidemment une oeuvre politique forte, une ode à la contestation qui contient tous les thèmes chers à l’auteur (dénonciation du capitalisme, dangers et dérives de la société de contrôle …) et nous incite à la révolte. Mais il s’agit également d’un thriller, d’une enquête désespérée, de l’histoire d’un couple brisé qui s’efforce de continuer à respirer. C’est une histoire d’amour, un roman familial et une formidable amitié nouée entre les protagonistes. On peut enfin lui attribuer une grande poésie, autant par rapport au concept même des Furtifs et la façon de communiquer avec eux que dans la langue du récit.
Car les romans d’Alain Damasio sont remarquables au niveau du langage, et celui-ci ne fait pas exception : il nous offre une prose splendide, une plume fluide et inventive, un délice à parcourir. Il devient rapidement clair que certains passages n’existent que pour son plaisir d’écrire, sans apporter à l’intrigue, mais ce n’est jamais dérangeant tant c’est agréable à lire. Il s’amuse avec les mots, et invente jeux et tournures complexes qui n’en deviennent pourtant jamais rébarbatives.
Alain Damasio nous offre ici un roman polyphonique à la manière de la Horde du Contrevent, où le point de vue de chaque personnage était marqué par des éléments de typographie. C’est ici six d’entre eux qui nous dévoilent leurs pensées. A chaque protagoniste est associé un style scriptural propre avec des expressions et tics de langage très personnels, ce qui les rend très reconnaissables : du verlan et un langage très familier pour Toni-tout-fou, des phrases ponctuées d’espagnol chez Aguëro … En résulte des personnages avec un caractère très fort, extrêmement attachants.
Vous aussi, plongez au cœur du mystère des Furtifs aux côtés de ces protagonistes, et vivez l’expérience d’un roman rempli d’une puissance de vie extraordinaire qui nous présente l’humanité dans sa beauté et sa grandeur. On ressort de cette lecture exalté et épris d’un désir croissant de liberté.
“Essaie de sentir à la vitesse du présent pur. Ni plus lentement, ni plus vite. En prise avec la durée. Repousse toute anticipation. Essaie d’atteindre la simple présence à ce qui se passe, flue et change. Sans cesse. C’est là que vit le furtif. C’est là que tu le croiseras.”
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[mks_icon icon= »fa-sun-o » color= »#ff6600″ type= »fa »] Les choix de Adrien
Désherbage de Sophie G. Lucas
Paru aux éditions La contre allée le 7 juin 2019
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#ff6600″]D[/mks_dropcap]ésherbage de Sophie G. Lucas est issu d’une commande de la bibliothèque départementale de Loire-Atlantique. C’est un documentaire sensible où l’on suit l’auteure, qui a déjà publié aux éditions de la contre allée deux très beaux livres de poésie, qui va à la rencontre des bibliothèques des villes de la campagne mariligérienne. On interroge le rôle de ces lieux, leurs traitements politiques, culturels et économiques. On lit parfois un enchantement quasi béat de Sophie G. Lucas pour la lecture, qu’elle associe à un pouvoir magique.
Mais ce reportage ne dresse pas qu’un portrait idyllique des bibliothèques de campagne et péri-urbain. Le constat de l’échec est exprimé par des bibliothécaires à bout. L’état des lieux n’est pas partisan, il montre tel qu’observé par Sophie G. Lucas au cours des rencontres. Elle pose un regard tendre sur ces lieux désormais considérés comme des tiers lieux. Mais le livre n’est pas composé uniquement de cela, il est aussi très personnel. L’auteure dévoile autant l’état de la lecture sur ces territoires que son rapport intime à la lecture.
Sophie G. Lucas écrit comme elle pourrait prendre une caméra pour témoigner sur notre société. Un témoignage d’une passionnée sur la lecture, indispensable pratique d’humanité.
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L’Amérique derrière moi de Erwan Desplanques
Paru aux éditions de L’Olivier le 3 janvier 2019
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#333399″]Q[/mks_dropcap]uand deux annonces opposées interviennent dans la vie du narrateur de L’Amérique derrière moi, cela le bouleverse et créé des questionnements que chacun-e peut comprendre voire même auxquels il peut s’identifier
Erwan Desplanques signe avec ce deuxième roman une histoire où le tragique côtoie la comédie. Le père du narrateur annonce dès le début du roman qu’il est atteint d’un cancer, tout en ouvrant une bouteille de champagne. Ce père est d’ailleurs une personnalité forte qui, irrigué par un amour inconsidéré pour l’Amérique, a voulu transmettre ses valeurs à ses proches. Son fils apprend au même moment qu’il va devenir papa. Le roman part alors vers une appréhension de ces deux attentes, l’une vers la mort, l’autre vers la vie.
Le livre possède une apparente simplicité mais la narration tisse les différents éléments entre eux et pousse à la réflexion. Erwan Desplanques nous offre un livre rempli de sincérité et d’une lucidité salvatrice. Les questions qui y sont soulevées nous portent en étant toujours en empathie avec les personnages. Cette histoire de famille, sur fond de rêve américain, est une agréable surprise et sera parfait pour accompagner votre randonnée en Corse.
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[mks_icon icon= »fa-sun-o » color= »#008000″ type= »fa »] Le choix de Yann
Au bord de la Sandá de Gyrdir Eliasson
Paru aux éditions de La Peuplade le 12 février 2019
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#008000″]D[/mks_dropcap]istribuée en France depuis l’an dernier seulement, la maison d’édition québecoise La Peuplade s’est déjà fait remarquer à plusieurs reprises par l’originalité et la qualité des textes qu’elle propose. On se souviendra notamment d’Homo Sapienne, de Niviaq Korneliussen, Nirliit de Juliana Léveillé Trudel ou des Bleed, par Dimitri Nasrallah.
Au bord de la Sanda, proposé dans la collection « Fictions du Nord », déroule sa mélancolie dans les confins de l’Islande, où le narrateur, artiste solitaire, vit dans une caravane et peint dans une autre, à proximité de la rivière qui donne son titre au texte. On ne saura pas grand chose de son histoire, seulement qu’il a un fils (qu’il voit très peu et sans véritable plaisir) et une fille avec laquelle les ponts sont coupés. A l’écart du monde, y compris de ses semblables installés dans d’autres caravanes près de la sienne, entouré de biographies de peintres, il partage son temps entre flâneries dans la nature environnante, trajets au village le plus proche pour les courses, lecture et tentatives de peintures, dont le résultat semble plus souvent le décevoir que le ravir.
C’est un homme en train d’abandonner le monde que nous présente Gyrdir Eliasson, s’éloignant progressivement de ses pairs, sans regrets, avec pour seule envie celle d’enfin réaliser une toile dont il pourrait se satisfaire. En contrepoint de cette inertie volontaire résonnent les bruissements infinis de la nature autour de lui et cette énergie débordante véhiculée à la fois par les paysages et les animaux qui les peuplent. Au bord de la Sanda est un texte mélancolique et beau qui nous offre une vision intime de l’Islande. C’est également pour nous l’occasion inespérée d’apprendre une blague danoise au sujet des forêts de leurs voisins islandais : « – Que faut-il faire si l’on se perd dans une forêt d’Islande ? – Se mettre debout. » Une lecture paisible et contemplative, impeccable pour des vacances …