[dropcap]U[/dropcap]n proverbe italien, rapporté par Paco Cerdà dans son brillant livre, Le pion, qui parait en cette rentrée littéraire à La Contre Allée, rappelle qu’« à la fin de la partie, le roi et le pion retournent dans la même boîte ». Cette égalité de traitement, on pourrait dire de position, qui devrait amener l’ensemble des pièces de l’échiquier à plus de modestie et de tempérance n’est effectivement pas ce qui se joue au cours des difficiles parties de nos existences. Prenant comme fil rouge la narration du parcours de deux grands joueurs d’échecs, Arturo Pomar et Robert James Fischer, Paco Cerdà transforme une simple ouverture en une incroyable fresque politique et une réflexion originale sur notre humaine condition.
« Un pion n’est jamais seulement un pion. Confiné sur un échiquier et limité dans ses mouvements par sa condition grégaire, il intègre un camp, il sert un roi, il obéit à une main ».
Paco Cerdà
Appelons les désormais Arturito et Bobby. Le premier est l’enfant prodige majorquin des échecs, l’attraction des actualités cinématographiques No-Do (NOticiarios y DOcumentales) et celui qui sera le plus jeune champion d’Espagne de la discipline; il devra pourtant se contenter, dans l’Espagne franquiste, d’une carrière de simple postier dont la précocité de petit « pousseur de bois » sombrera vite dans l’oubli. L’autre est le gamin pauvre de Brooklyn entré par effraction dans le clan très fermé des maîtres soviétiques des échecs et dont la tendance mégalomaniaque et délirante orchestrera une fin assez pathétique. Considérant son talent et sa vie comme une œuvre d’art, Fischer aura en effet tendance à se draper dans un costume de Diva et à ne plus trop maitriser ses ambitions et ses caprices. Cerdà raconte avec une acuité toute sociologique tous les épisodes de vie qui vont conduire et rendre possible, le croisement de ces deux destinées. Ce sera notamment en 1962 à Stockholm de part et d’autre d’une incroyable partie d’échecs au cours de laquelle Fischer devra concéder après neuf heures de jeu « la nulle » à Pomar, tout en sachant pertinemment que ce statu quo n’aura évidemment pas les mêmes conséquences pour le petit facteur ou l’insolent joueur américain.
« La rencontre s’achève. Les joueurs quittent la table et Bobby a pour Arturo cette phrase légendaire, mille fois répétée, échafaudage soutenant la face la plus tragique du mythe Pomar. Une phrase qui résume une partie, un tournoi, une carrière, une vie : Pauvre petit facteur espagnol. Toi qui joues si bien, tu devras retourner coller des timbres après le tournoi ».
Paco Cerdà
Car lorsqu’un jour de 1972 le téléphone de Fischer sonne c’est Kissinger en personne qui est au bout de la ligne pour le supplier de se présenter au tournoi de Reykjavik face à Spassky. « Les États-Unis veulent que tu ailles battre les russes » l’aurait exhorté le Président étoilé, concentrant dans cette petite phrase toute la puissance que les rois du monde investissent sur leurs pions et avec laquelle ils réduisent à peu de choses la résistance individuelle et les convictions. Car outre la passionnante reconstitution du duel Pomar- Fischer c’est à la dénonciation de cette lutte inégale des puissants et des petits que le talent de Paco Cerdà s’attache. Pendant que l’espagnol et l’américain poursuivent leur affrontement, sur un autre échiquier ou plutôt sur une multitude d’échiquiers, Cerdà fait se lever pour nous une armée de figures dont la condition de petit pion n’altère en rien la noblesse et la majesté. Parmi ces pions dont la tête émerge et qui se jettent à corps perdu dans la bataille, qui quittent les marges de l’échiquier où ils étaient couchés pour se mettre debout et à proprement parler résister (de stare se tenir debout), ce sont des méconnus de l’histoire ou des personnalités plus familières auxquelles Cerdà redonne vie.
Se présentent alors au fil des chapitres, ouverts par la position respective des blancs et des noirs de la partie mythique de 1962, quelques figures sacrificielles qui trouvent ici un vibrant hommage grâce au méticuleux travail de recherche de l’auteur. Voici donc Robert F.Williams leader américain des droits civiques ; Voici aussi les sept d’Asturie, Francisco, Anìbal, Eugenio,Jovino, Eladio, Abelardo et José qui firent se lever les travailleurs et bousculèrent le régime espagnol comme il ne l’avait jamais été depuis la fin de la guerre civile. C’est encore Blanche Posner qui montre le poing avec les femmes du WSP, Women Strike for Peace, et qui défilera aux cotés de cinquante mille femmes américaines pour dénoncer les essais nucléaires américains au cœur de la guerre froide. C’est enfin et parmi d’autres un jeune homme pas encore connu, un certain Manuel Vasquez Montalbán enfermé à la prison de Lleida, petit pion estudiantin sautant à pieds joints sur les cases noires et blanches du terrain de jeu d’un certain Franco. On saute d’une vie à l’autre, en diagonale comme des fous ou en changeant de direction comme des cavaliers, mais on retombe toujours les invariants de la condition de pion, se sacrifier pour son camp, être une victime, tenter de changer de roi pour s’en sortir.
« Un pion. Seulement un pion. Avec le regard de ton roi sur ta nuque. Avec ce dédain souterrain de l’aristocratie de ton camp. L’insignifiance d’une babiole, une bagatelle, inscrite dans les gènes. Avec le vertige de l’abîme à tes pieds et un environnement hostile ; tu n’es pas né avec des filets et des parapets. Conscient que le besogneux- allez, creuse une tranchée, aplanis le terrain, ouvre un passage, sois un pionnier- est le premier à tomber dans les marges de l’histoire. Sachant que les cinq ou six pas nécessaires pour te défaire de ton pesant destin sont tout un monde quand l’échiquier n’est pas fait à la mesure de tes forces, quand les règles te condamnent au rang de pion, quand les dangers sont à l’affût démultipliés par les inégalités d’une origine viciée. »
Paco Cerdà
Dans toutes les langues, la subordination renvoie à la notion de pion. Paco Cerdà s’appuie de manière particulièrement stimulante sur les multiples métaphores que les échecs, et le pion plus spécifiquement, ouvrent dans l’histoire récente de l’humanité, dans celle de l’Espagne particulièrement éprouvée, et dans nos vies dont le contrôle décidément nous échappe. N’utilisant que des matériaux historiques il nous étonne par la richesse de ses analyses et sa capacité à se déplacer entre les lignes, à faire se contaminer trajectoires individuelles et problématiques collectives et historiques. Il accable et désole aussi souvent nos esprits, stupéfaits par l’usage que les rois et les reines font de leur pouvoir, usant des existences de leurs sujets comme on le ferait de choses sans intérêt ni consistance. Comme le pion qui titube de cases blanches en cases noires, n’oublions jamais que nous ne pouvons pas faire marche arrière, que si on parvient parfois à « devenir une dame » on en reste inexorablement pion à vie et qu’il faut beaucoup de courage et de lucidité pour s’engager et faire de notre ultime condition un sacrifice pour le bien des autres, pour la commune humanité, avant que la boîte de rangement brusquement ne se referme.
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Le pion de Paco Cerdà
traduit par Marielle Leroy
La contre Allée , Août 2022
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