[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#E26C2E »]I[/mks_dropcap]l est bien rare de voir en littérature française des œuvres de fiction prenant à bras le corps l’évocation des classes sociales défavorisées. De Zola, à Daenninckx, en passant par Francois Bon ou encore Gérard Mordillat, et récemment Nicolas Mathieu pour ne citer qu’eux, on a cette impression que les auteurs français ont du mal à tenir une intrigue dans le milieu des classes populaires, peut être la peur de ne pas être légitime, de brosser des caricatures d’individus qu’ils ne connaissent que peu, ne pas avoir envie de dresser un miroir grossissant de la réalité que subissent les lecteurs ?
Sale Gosse est un roman hybride. A la fois roman et enquête, la genèse du projet tient de l’aveu de l’auteur de sa propre expérience personnelle. Enfant, Mathieu Palain a entendu souvent à table son père évoquer les prénoms des cas de jeunes enfants « difficiles » dont il avait la charge en tant que directeur d’un centre de placement. Difficile dans ce genre de métier de laisser l’affect au seuil de la porte de son domicile, notre auteur en était témoin, aux premières loges. Ce sujet déjà il s’est inscrit dans un coin de la tête de l’auteur pour plus tard. C’est ensuite en voyant le film Polisse de Maiwenn que le thème est revenu. Un désaccord avec un ami après la projection sur l’effet de mimétisme d’une certaine réalité ou non lui a donné la certitude qu’il fallait qu’il s’informe de lui-même. Stagiaire à Libération, puis journaliste à la revue XXI, Mathieu Palain souhaitait depuis qu’il exerce ce métier ne pas se confiner à une rubrique qui l’aurait empêché de développer cette envie du touche à tout, et surtout d’écrire des reportages au long cours. Séduit par la tradition de la narrative non-fiction anglo saxonne et du journalisme « Embedded » , connaître l’expérience de l’intérieur, Mathieu Palain a effectué un stage qui aurait du durer un mois et qui s’est prolongé pour atteindre au final six mois. L’ambition d’être au cœur de la réalité et de savoir de quoi il parle.
Le début du livre reflète cette écriture journalistique avec les portraits de ces individus qui gèrent du mieux qu’ils peuvent, avec les quelques moyens qu’ils ont à leur disposition, des enfants en déroute, à la cellule familiale bancale, blessés émotionnellement voire violentés physiquement, chacun ayant un parcours bien singulier et plus ou moins marqué et dont il faut essayer de réconforter et de tenter de réinsérer socialement.
La deuxième partie du livre qui s’imbrique à la première est une pure œuvre de fiction mais dont les personnages sont inspirés par les rencontres qu’à pu effectuer l’auteur. C’est le cas de Nina notamment, qui s’occupe de Wilfried, le personnage principal inventé. Ce dernier a quinze ans, il a une voie quasiment toute tracée. Il est pensionnaire au centre de formation d’Auxerre où des grands noms sont passés, Basile Boli, Eric Cantona, si tout va bien il devrait intégrer la réserve, l’antichambre de l’élite et pourquoi pas être repéré pour viser plus haut. Mais Wilfried est en pleine adolescence, l’âge où il est facile de succomber aux sirènes de la rébellion, de la délinquance. Dès sa naissance il a été abandonné par sa mère et a vécu dans une famille d’accueil qui l’a traitée comme un fils. Wilfried se pose des questions sur ses origines, il est en plein doute. Voilà que réapparaît sa mère biologique qui souhaite le voir et le reprendre avec elle. Tout se bouscule. Wilfried fait alors un écart qui entraîne une escalade de conséquences… C’est donc Nina qui suit le dossier du jeune homme. Par force de persuasion et de confiance, une connivence s’installe entre eux.
C’est un récit passionnant et profondément humain qui nous lisons avec addiction. Les personnages ne sont pas caricaturaux ni manichéens, il faut souligner leur caractère ambivalent, changeant, à fleur de peau, une étincelle peut les faire partir dans des postures de provocation face à l’autorité, de rejet devant les adultes, voire d’autodestruction. Le langage peut s’avérer violent, maladroit aussi, ces jeunes n’ont pas encore en tête la résonance des mots, leur portée qui dépasse les limites, ils ne comprennent pas alors les sanctions. Ils cherchent leur place et tant pis si cela passe par l’arrogance et la provocation. La fin est ouverte, l’auteur ne finit pas sur un happy end ce qui aurait été une véritable faute de goût tant le texte est maîtrisé du début à la fin. On a de l’empathie pour Wilfried, on tente de trouver des excuses à se comportement, mais parfois sa propre logique l’emmène vers des chemins qu’il ne devrait pas emprunter malgré les alertes et les mises en garde de ceux qui le suivent et l’écoutent et là. On a moins de patience face à cet ado buté qui mine de rien fait catalyser autour de lui beaucoup de personnes et de moyens que d’autres à sa place auraient besoin. On veut bien lui concéder l’excuse du jeune âge, de l’empirisme inhérent à l’adolescence, le goût de transgresser les interdits sans se brûler les ailes et là on sent bien que Wilfried a laissé passer sa chance. L’émotion est présente en filigrane tout au long du texte. Le portrait du personnel de ces centres qui font de l’humour pour dégoupiller le poids de situations parfois très dures, le dégoût et la lassitude face aux pouvoirs publics qui gèlent les budget de leur fonctionnement et qui les obligent à la débrouille, de ne pas compter ses heures alors qu’il s’agit de mômes et non de simples dossiers à traiter et à ranger dans un classeur. Que dire à une mère qui vous a abandonné à la naissance et dont il est si facile de juger sans connaître les motivations louables de son retour et à sa décision inéluctable lourde de conséquence plusieurs années auparavant ? On sent ce tiraillement et ces questionnements de la part de Wilfried qui veut connaître ses origines mais qui ne souhaite pas revoir sa mère, une colère vive se dégage de ce corps.
Mathieu Palain signe, avec un texte salutaire et maîtrisé, une longue enquête fictive qui met en lumière une réalité sociale que l’on peut se figurer dans notre imaginaire collectif. Il dessine ici les contours d’une certaine vérité, il touche du doigt un sujet d’actualité qui est le quotidien de personnes de la vraie vie. Il faut espérer que ce texte ouvre une réflexion et un débat sur les moyens à donner dans ces structures d’accueil pour qu’il y ait le moins possible d’enfants laissés au bord de la route sans savoir quoi en faire, comment mieux les protéger, dépister en amont et désamorcer des cellules familiales explosives. C’est à cela aussi que peut servir la littérature, alerter et poser les jalons d’une prise de conscience de l’opinion, et Sale Gosse parvient parfaitement à le faire.