[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#82401a »]J[/mks_dropcap]e me souviens de la première fois où le visage d’Anja Plaschg m’est apparu. Il s’en dégageait une évidente ambivalence entre une fragilité tangible et une force venue des troubles de l’âme. Il y a des premières impressions qui sont tellement révélatrices malgré leurs lots de mystères… L’écoute d’un EP magistral sorti en 2008 comprenant la reprise du vibrant Janitor of Lunacy n’allait concrètement pas me laisser de marbre. Au départ, j’ai bien évidemment pensé à une forme de cousinage avec la danoise Agnes Obel mais si l’autrichienne est également armée d’un clavier, son ambition ne nous plonge pas uniquement dans une profonde monotonie automnale. Ici le chant est déployé sur un éventail qui glace le sang. La belle promesse sera concrétisée quelques mois plus tard avec l’intriguant Lovetune for Vacuum dont la vulnérabilité émotionnelle ultra-palpable fut encensée, à juste titre, par quelques bonnes critiques.
Vient l’année de tous les dangers, un millésime où les monstres se noient dans leur mégalomanie alors que les jeunes pousses souffrent bizarrement d’aphonie. 2012 et un disque de chevet ne cessant de charmer mes oreilles alors que je viens de vivre les plus beaux jours de mon existence. Sur la pochette, Anja n’est guère plus souriante mais son regard électrise, sa voix est devenue magnétique et mon cœur succombe sans grande résistance. L’improbable Voyage Voyage est remodelé au gré d’un exotisme troublant, une délicatesse emplie de poésie fiévreuse …
Soap&Skin personnifié au travers de sa jeune créatrice se retrouve toujours sur le fil du rasoir au gré des huit titres de Narrow, un recueil de chansons constituant un ensemble dont la dualité est toujours mise en exergue. Vater y est clamé comme le chant d’ouverture signifiant les plus grands malaises de cette schizophrénie. D’une mélodie douce et apaisante jaillit la fougue démoniaque dans un hurlement qui vient vous hérisser le poil. « Masochistement » les adeptes en veulent encore. L’héritière de la grande icône Nico progresse alors entre volupté et noirceur, l’auditeur comprend alors mieux le désir d’exorciser ce mal, celui d’un père tragiquement disparu.
L’affliction est bien présente qu’elle soit vectrice de souffrance ou de grande colère. La majestueuse interprétation s’en trouve décuplée par le drame qui se joue sous nos yeux et dont l’héroïne n’est qu’une frêle personne cachée derrière un piano enchanteur, instrument plongé dans les affres insondables d’une musicienne qui se caractérise de plus en plus par sa sensibilité à fleur de peau.
À la suite, nous avons abordé des années chargées d’un quasi silence. Anja Plaschg ne tira pas sa révérence mais ouvrit une parenthèse venue mettre en sommeil une discographie amenée pour beaucoup à prospérer de mille flammes (de l’enfer).
Il est vrai qu’à l’été 2013, l’artiste troquait ses désirs de compositions pour les joies chronophages de la maternité. Durant six ans, nous pûmes ainsi nourrir nos oreilles d’une portion congrue pour le moins confidentielle, notamment par le biais de création d’œuvres destinées au théâtre, une reprise d’Omar Souleyman et plus récemment l’illustration sonore de la série Dark aux côtés d’Apparat (morceau qui avait déjà été utilisé pour la série Breaking Bad). En cette généreuse année 2018, ceux qui piaffaient d’impatience pouvaient enfin exulter, un nouvel album intitulé From Gas To Solid / You Are My Friend était annoncé.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#82401a »]A[/mks_dropcap]près 665 écoutes d’une addiction compulsive, je ne peux qu’admirer les émotions qui émergent d’une tendance musicale quelque peu inédite. Sans m’attarder à l’analyse digne d’une psychologie de comptoir, il semble évident que le sentiment premier n’est plus hanté par la douleur. Au contraire, la musique de Soap&Skin vient se revêtir de quelques couleurs chatoyantes ô combien éloquentes. Il est sans aucun doute là le nœud qui permet de lier l’immatériel à une consistance bien plus vive. Il en ressort un changement d’état manifeste dont la métamorphose est perçue au travers de sonorités plus aérées, des superpositions d’humeurs venant incarner cette conscience que le monde n’est pas seulement le bourreau de nos vies. Avec la plus grande des pudeurs, Anja Plaschg parvient à exprimer sa propre recherche du bonheur, une quête que l’on devine animée par l’amour d’une mère à l’égard de son enfant. Quand bien même le chemin serait semé d’embuches, nos destinées ne sont jamais rectilignes…
L’expression initiale vient faire la jonction avec le passé et c’est la simplicité d’un piano doublé d’un timbre de voix chaleureux qui ouvrent le bal avec This Day dont les questions existentielles se percutent dans un grand bouillon cérébral, avant que les cordes brillantes ne viennent nous caresser la nuque histoire de nous rassurer quant au futur qui approche. Dans la même lignée, Athom est le parfait reflux épuré dont les frottements accentuent faiblement la teneur en décibels via quelques fines touches électroniques. A vrai dire, le réel chamboulement de la trame va s’opérer grâce aux allitérations d’Italy, un titre initialement façonné pour les besoins de la bande originale du film Sicilian Ghost Story. Le souffle du leitmotiv est novateur, radicalement plus lumineux, les arrangements ne sont plus anxiogènes mais chargés d’oxygènes. Sans transition, la source éternelle de (This Is) Water va s’avérer bien plus diluée, comme une lévitation freinée par un mouvement statique diffusant la complainte de chérubins.
Cette parenthèse fantasmée annonce l’exécution incroyable de Surrounded, sans aucune mesure l’instant le plus palpitant du disque. Nous sommes alors confrontés à cette orchestration qui grimpe au sommet de cimes inconnues. L’étoffe se veut plus « grandiloquente » mais c’est surtout le cri déchirant d’Anja qui transfigure l’image d’une délivrance salvatrice. La solennité de l’ensemble émet la sensation d’être propulsé d’un élan inébranlable.
Je pourrais également vous vanter le tire-larmes Creep empreint d’une dextérité touchante qui cette fois-ci ne déboule pas d’Oxford mais bien d’un instant court quoi qu’épatant et déjà apprivoisé par votre serviteur à l’occasion de la diffusion d’un extrait de concert télévisé. Vous imaginez la volupté simple et doucement parfaite ? Vous y êtes !
A l’inverse, Heal appartient au versant plus « baroque » de l’album. Les arrangements sont modernes, échafaudés sur des lignes à hautes tensions cuivrées bien que mêlées à de synthétiques pulsations. L’acclamation vocale de son interprète extériorise, en tout cas, la symbolique éclatante d’un envol au rayonnement incroyable. Pour couronner le tout, le murmure attendrissant d’une voix enfantine (sa fille) « I have no fear » vient parachever le propos de la plus poignante des manières.
Arrivé à ce point du descriptif, je pourrais lâcher le stylo et vous convier à sortir de ce récit afin de vous précipiter vers une appréhension personnelle de From Gas To Solid / You Are My Friend. Je vais tout de même en rajouter une couche même s’il est malvenu pour certaines bonnes langues de surabonder d’un trop plein de superlatifs. Pour me justifier, j’affirme que Soap&Skin à la lueur de la démonstration qui va suivre le mérite amplement. Comment en effet ne pas être emporté par l’hexamètre dactylique attribué à tort ou raison à Virgile et qui voit ici un écrin à une hauteur de spiritualité des plus dignes ? Les latinistes pourront traduire « In girum imus nocte ecce et consumimur igni » à leur guise comme ces démons qui tournent sans fin dans le feu et la nuit de l’enfer.
C’est Palindrome le bien nommé qui résonne et qui succède en forme d’antithèse au colosse Falling défini par les grandes orgues que l’on imagine téléportées des partitions d’un autre univers incroyable, celui de la suédoise Anna Von Hausswolff couronnée elle aussi à la grâce d’un des plus beaux monuments sonores du millésime. Au même titre que sa consœur débarquée de Suède, notre autrichienne de cœur déferle sur la place avec des accords munis d’une ingénierie épaissie d’un cérémonial sur lequel glissent des boucles infinies, des effets astronomiques donnant l’impression de basculer dans une chute interminable, tel le tonneau des Danaïdes, là où la perte de contrôle est une réjouissance intarissable, le malaise pareil à ce mélange détonant accéléré par des mouvements électroniques obsédants et avec lequel la puissance inouïe vient mourir sur un final estomaquant les plus avertis (je vous laisse le soin d’apprécier l’aventure sensorielle comme son clap de fin une fois encore chargé de sens)
L’épilogue de l’aventure ne pouvait trouver meilleure conclusion que cette reprise de Louis Armstrong où la saisissante Anja Plaschg réveille un énième clin d’œil à l’égard de son nouveau Graal, le tout immergé dans un brouillard laissant toute sa place à l’allégorie éprise de liberté. Soap&Skin s’affiche avec autant de véhémence que de talent dans ce grand monde si merveilleux !
Retrouvez l’interview de Soap&Skin ici
Sortie de From Gas To Solid / You Are My Friend le 2 novembre 2018 chez PIAS
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