« Soon we will be in the light / Swimming in the open sky. »
(« Nous serons bientôt dans la lumière / Nageant dans le ciel ouvert. »)
The Young Gods, Kissing The Sun
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#cf2b3e »]J[/mks_dropcap]e me rappelle encore, comme si c’était hier, de ce soir de l’été 1996 où, alors que je m’attablais tranquillement avec quelques amis dans un pub parisien, la chaîne américaine MTV déroulait son tapis rituel de clips vidéo, tous plus tonitruants les uns que les autres, depuis un téléviseur suspendu au-dessus du comptoir. Tout à coup, comme dans un rêve, une introduction que j’aurais reconnue entre mille retentit au milieu des clients : je me suis alors retourné, sans pouvoir réprimer un large sourire.
Là, sur l’écran à quelques mètres de moi, était diffusé le tellurique Kissing The Sun du trio suisse The Young Gods, au milieu d’une playlist assemblant tubes r’n’b à la pelle, hits dance efficaces et dernières sensations pop à la mode. Devant ce qui me semblait être à la fois une percée spectaculaire et une incongruité totale, je n’ai pu m’empêcher de me lever en m’exclamant « Ça y est, ils l’ont fait ! ».

[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#cf2b3e »]P[/mks_dropcap]our mieux comprendre mon étonnement réjoui de l’époque, il convient de revenir en arrière de quelques années supplémentaires. Nous sommes à Genève en 1985, lorsque Franz Treichler, Cesare Pizzi et Frank Bagnoud fondent The Young Gods, formation musicale aux sonorités certes plurielles, mais guidées par une flamme ouvertement rock. Jusque-là, rien d’inhabituel en soi.
Si ce n’est qu’en scrutant de plus près l’effectif du groupe et ses affectations, une absence de taille se fait jour, et paraîtra encore plus événementielle dès leurs premières prestations scéniques : en effet, si Franz Treichler, cerveau du trio, s’approprie le micro avec la même présence magnétique que les icônes rock les plus emblématiques, et si le batteur Frank Bagnoud déploie une fulgurante gamme de rythmiques sauvages que n’auraient pas reniée les formations heavy metal d’alors, le troisième homme Cesare Pizzi se planque pour sa part derrière une impressionnante montagne de machines en tous genres, du clavier le plus classique à la simple pédale d’effets, en passant par le lecteur de cassettes le plus basique qui soit. Vous l’aurez compris : pas de guitare ni de basse, du moins pas sous leurs formes les plus communément admises.
Mais si, sur un strict plan visuel, l’équipement trompeusement frugal des Young Gods pouvait laisser croire à un dépouillement ascétique, la charge sonore produite par le groupe et encaissée par le public, était déjà d’un tout autre ordre. Car dès ses origines, le trio dispose d’une arme redoutable, dont l’utilisation, alors restreinte à un cercle de professionnels spécialisés dans les techniques de studio les plus pointues, allait bientôt prendre tout le monde de court et révolutionner la conception même de la musique dans son acceptation la plus large : le sampler.
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Toutes les sources sonores disponibles sont hachées menu par le sampler et recrachées à la face du monde, avec une fougue alliant âpreté brûlante et efficacité invincible.
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Si le nom de cette machine est depuis lors tombé dans le langage courant, il faut bien se rappeler qu’à cette époque, la technologie afférente, pourtant considérée alors comme la plus moderne dans le domaine musical et consistant à échantillonner des sons pré-existants pour les manipuler dans tous les sens, n’en était qu’à des balbutiements préhistoriques si on la compare à la myriade de possibilités offertes de nos jours.
Cette limite apparente sera cependant largement compensée par l’inventivité débridée du trio qui, faisant feu de tout bois (comme de tout métal), montrera avec un aplomb effronté de quels effarants défrichages ils étaient capables, au point de voir leur tout premier long format consacré par le Melody Maker, vénérable publication musicale britannique aujourd’hui défunte, qui le nommera dans son bilan de fin d’année meilleur album du cru 1987, au nez et à la barbe de toutes les formations à guitare, des plus conventionnelles aux plus créatives de leur temps.
Alliant une énergie rock enfiévrée à un lyrisme exacerbé, qui s’exprimera autant par les textes à la fois surréalistes, crus et mystiques de Treichler, que par l’éventail sonore kaléidoscopique taillé par Pizzi, les Young Gods allaient enfoncer le clou deux ans plus tard avec L’Eau Rouge, qui voit l’instrumentation brutale des débuts (au point d’être associée au courant de la musique dite industrielle alors en plein essor) se parer d’une variété tout aussi pertinente qu’inattendue : d’un simple accordéon jusqu’à l’orchestre symphonique le plus exhaustif, en passant par les bruitages les plus insolites, toutes les sources sonores disponibles sont hachées menu par le sampler et recrachées à la face du monde, avec une fougue alliant âpreté brûlante et efficacité invincible.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#cf2b3e »]D[/mks_dropcap]ans la foulée d’un drastique changement d’équipe (le fondateur Cesare Pizzi laissant la place à Alain Monod et le batteur des débuts ayant été remplacé par Üse Hiestand depuis quelque temps déjà), The Young Gods s’autoriseront un courageux pas de côté en publiant un hommage appuyé au compositeur allemand Kurt Weill, nimbant d’une électricité foudroyante la beauté de son répertoire original. Il faudra cependant attendre l’album suivant pour voir la formation atteindre le niveau supérieur, tant en termes d’audience que de spectre musical : en 1992, le massif T.V. Sky embrasse un psychédélisme dur, teinté d’un blues noir et possédé, érigeant un magistral empilement de guitares échantillonnées apte à faire passer le pourtant puissant Nevermind de Nirvana, paru l’année précédente, pour une aimable bluette folk.
C’est à cette époque que la notoriété des Young Gods dépassera le cadre européen pour franchir l’Atlantique, grâce notamment au soutien non négligeable de l’américain Mike Patton, chanteur de la formation néo-metal Faith No More alors à l’apogée de sa gloire, qui arborera sur toutes les photos de presse de son groupe un T-Shirt à l’effigie des Suisses. Une signature avec le label Interscope aboutira en 1995 à la sortie du redoutable Only Heaven, qui accentuera encore le saisissant contraste esquissé par son prédécesseur, entre élans de fureur contrôlée et mysticisme habité. Le fait que l’incontournable David Bowie, alors en pleine renaissance artistique après une décennie cruellement décevante, les cite comme l’une des influences majeures de son récent Outside, achèvera de faire des Young Gods l’une des formations incontournables du XXème siècle finissant.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#cf2b3e »]L[/mks_dropcap]e sort du trio suisse aurait pu se sceller ainsi, avec l’avènement d’un nouveau rock, simultanément futuriste et vintage, et leur formule gagnante aurait pu se perpétuer sur une flopée d’autres disques, faisant d’eux l’équivalent européen des triomphants Nine Inch Nails de Trent Reznor, qui a dû jeter plus d’une oreille studieuse sur le répertoire atypique et novateur des Young Gods avant de rencontrer un succès phénoménal avec son propre Downward Spiral.
Cependant, contrairement à ce que je m’étais mis à croire en 1996, le glissement total de la bande de Franz Treichler vers le grand public n’allait pas avoir lieu : après la défection d’Üse Hiestand en 1997, remplacé au pied levé par le bouillant batteur français Bernard Trontin, le groupe retourne à une indépendance régénératrice, avant de revenir en 2000 avec Second Nature, un disque profondément marqué par les sonorités techno qui auront irrigué les années précédentes.
Les décennies suivantes verront les sorties s’espacer et les projets parallèles se multiplier, les Young Gods tenant trop à leur liberté créatrice pour s’astreindre à tout schéma de carrière pré-établi : d’une association brûlante avec le combo hip-hop expérimental Dälek à la sonorisation de conférences de l’anthropologue Jeremy Narby, en passant par la célébration en grande pompe de leurs vingt ans d’existence, qui verra la parution de la plantureuse compilation XX Years 1985-2005 et la tenue d’un grandiose concert commun avec l’ensemble Sinfonietta de Lausanne, le trio s’offrira tout de même un beau retour à ses fondamentaux, assénant l’explosif Super Ready/Fragmenté en 2007, avant de prendre tout le monde à revers le temps d’un album acoustique (le fiévreux Knock On Wood) qui les verra s’adjoindre les services d’un quatrième membre, le guitariste Vincent Hänni, proposant de surprenantes et solides versions dépouillées de leur répertoire passé.
C’est sous cette configuration en quartet que The Young Gods publieront en 2010 l’éclectique Everybody Knows, qui intègre plus profondément encore cette dimension acoustique dans l’ADN du groupe, la frottant avec ardeur à son électronique tour à tour martiale et enivrante. Les départs successifs de Vincent et Alain inciteront par la suite Treichler à recontacter son vieil ami Cesare Pizzi, l’invitant à rejoindre une formation qu’il avait quittée un quart de siècle auparavant. Ces retrouvailles inattendues amèneront les Young Gods à se lancer dans une grande tournée qui les verra réinterpréter leurs deux premiers longs formats, ceux-là même dont Pizzi fut l’un des contributeurs majeurs.
Comme en réaction à cette plongée nostalgique dans un passé glorieux, ce trio renouvelé se lance en 2015 dans une entreprise totalement opposée : sur l’invitation du festival de jazz de Cully, ses membres se produisent pendant une semaine complète devant une foule curieuse, déroulant une série d’improvisations qui finiront par donner corps, une fois retravaillées et assemblées en studio, au douzième véritable album du groupe, qui sort enfin ces jours-ci, plus de huit ans après son prédécesseur.
Servi par le mixage aussi méticuleux que spacieux du célèbre Alan Moulder, ce Data Mirage Tangram se partage en sept pièces dont la longueur oscille entre six et onze minutes, retranscrivant dans le marbre la reconstruction méthodique d’un bouillonnement créatif éparpillé façon puzzle.
Par contraste avec les débuts rageurs du groupe, qui donnaient l’impression que les éléments humains courraient après la précision chirurgicale des machines, ce disque donne le sentiment troublant de prendre une direction qui transcende encore d’un cran les enjeux posés par le passé : dès l’introduction sinueuse du feutré Entre En Matière, dominé par la voix profonde de Franz Treichler, plus chamanique que jamais, il semblerait que l’électronique, jadis omniprésente et conflictuelle, ait été domptée par les éléments les plus ostensiblement organiques de la musique des Young Gods, qu’il s’agisse de la rythmique lancinante tissée par Bernard Trontin comme des sanglots électriques arrachés à sa guitare par le chanteur. Une six-cordes qu’on retrouve encore à l’honneur sur le galvanisant Tear Up The Red Sky, dont la progression increvable glisse sur un horizon zébré d’éclairs en forme de riffs saignants et acérés.
Nous laissant à peine le temps de reprendre notre souffle, la pulsation souple et entêtante de Figure Sans Nom, mariant un son de guitare titanesque, qui pourrait bien faire pâlir de jalousie David Gilmour, à une basse synthétique ronde et chaloupée, peut aller rejoindre sans aucun complexe la liste des singles les plus irrésistibles alignés par les Young Gods depuis plus de trente ans.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#cf2b3e »]A[/mks_dropcap]u moment précis où l’on se dit que le groupe n’avait pas enchaîné, dès l’ouverture d’un de ses disques, trois merveilles aussi convaincantes depuis des lustres, une surprise de taille débarque sans crier gare : portée par un amas de sons métalliques crispants et déstructurés, la batterie de Bernard Trontin, dont on ne sait même plus si elle est jouée, samplée, ou les deux à la fois, sert de squelette chancelant à un Moon Above qui dévoile sa véritable nature lorsque l’on réalise que son seul élément stable est le hululement possédé de Franz Treichler, qui semble hurler son désespoir sous une lune noire, avant qu’un harmonica tranchant et ensorcelé ne règle son compte à cette complainte de coyote abandonné sur sa montagne.
La traversée de ce véritable Styx musical, simultanément pierre d’angle douloureuse et centre névralgique du disque, ne laissera personne indemne, pas même les fans les plus acharnés du groupe, ni ceux qui penseraient avoir déjà tout entendu en termes d’extrémisme structurel.
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Toutes les frontières stylistiques […] semblent soudain s’estomper, au profit d’une utopie musicale purement sensorielle, où le questionnement futile de la nature de chaque son serait balayé par son impact émotionnel direct.
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La seconde moitié de Data Mirage Tangram donne une place bien plus cruciale encore aux machines machiavéliques de Cesare Pizzi : en effet, si la frappe de Bernard Trontin domine les premières mesures de l’épique et hypnotique All My Skin Standing, distillant une vibration sauvage qui n’est pas sans rappeler la veine tribale du Yoo Doo Right des allemands de CAN, elle est vite rejointe puis doublée par une pulsation mécanique d’une portée ravageuse, nimbée d’une nappe de synthé glaçante puis magnifiée par le chant spectral et la guitare incendiaire de Franz Treichler. Morceau de bravoure à la fois minimal et intense, dont la rythmique à la fois élastique et insistante évoque les pistes les plus psychotropes d’Underworld, les huit minutes crépusculaires et émouvantes de You Gave Me A Name nous conduisent avec douceur et fermeté combinées vers le surprenant final Everythem qui, dans une pulsion proche de celle qui anime le dub glacé de Rhythm & Sound, clôt l’album avec une touchante dignité, semblant faire le deuil de chacun des sons qui le composent, au rythme d’une sortie inéluctable et progressive, dont chaque pas dénude un peu plus la sérénité désinvolte.
Avec cet album aussi inattendu dans sa beauté solennelle qu’aventureux dans sa dynamique interne, les Young Gods viennent probablement de livrer leur disque le plus intense depuis Only Heaven, et certainement le plus cohérent sur la longueur depuis T.V. Sky. Délaissant les effets de manche spectaculaires pour une profondeur addictive et lancinante, Data Mirage Tangram voit s’estomper les coutures, autrefois saillantes et entretenues, de la musique des Young Gods, qui troque sa tension caractéristique pour un antagonisme pacifié et larvé : toutes les frontières stylistiques, qu’elles séparent l’organique de l’électronique, l’analogique du numérique, ou même le physique du spirituel, semblent soudain s’estomper, au profit d’une utopie musicale purement sensorielle, où le questionnement futile de la nature de chaque son serait balayé par son impact émotionnel direct. Le data et le mirage, bouche à bouche et main dans la main, emboîtés en une seule pièce parfaite.
Et si le trio a non seulement accepté d’expliciter pour nous la genèse de ce disque envoûtant et lumineux, mais aussi de revenir sur les origines de leur impressionnante identité sonore, vous n’avez absolument pas à craindre que la lecture de l’entretien qui suit puisse tuer la magie qui habite cette musique depuis trente-quatre ans : aucune parole, pas même la leur, pourtant chaleureusement généreuse et soucieuse du détail, ne suffirait à dissiper l’insondable mystère qui se niche au cœur de leur art symbiotique, aussi patiemment calculé que brutalement instinctif.
Mais rien n’interdit d’essayer de le percer : comme leur album semble le souligner en creux, à l’image de l’intégralité de leur parcours multiforme, le voyage importe bien plus que la destination finale.

[mks_dropcap style= »rounded » size= »35″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#cf2b3e »]Interview[/mks_dropcap]
Vous n’aviez pas sorti de nouvel album studio depuis 2010. Quel est a été le déclencheur de la création de Data Mirage Tangram ?
Franz Treichler : Après avoir rejoué le répertoire des débuts pendant deux ou trois ans, à commencer par celui des deux premiers albums lorsque Cesare est revenu dans le groupe, nous nous sommes dit, fin 2014, que si nous voulions continuer à exister, il fallait proposer quelque chose de neuf, qu’on tente quelque chose et qu’on prenne des risques. C’est là que nous avons eu cette proposition de résidence au Cully Jazz Festival en Suisse. C’est un événement organisé par les vignerons de la région du Lavaux, dans ce petit village où il y a beaucoup de caveaux, qui remontent presque à l’ère médiévale et s’inscrivent dans une certaine tradition vinicole. C’est dans l’un de ces endroits que se déroule un programme off, en marge du festival de jazz proprement dit : les concerts sont libres et gratuits et il y règne un véritable esprit d’échanges liés à la musique, au travers de jam sessions.
Ce sont donc les gens de ce club-là, qui est un peu plus rock et s’appelle The Hundred Blue Bottle Club, qui nous ont proposés d’y tenir une résidence, comme ils font chaque année : durant cinq jours, il y a trois sets par soir, un peu sur le modèle du jazz justement. Nous avions carte blanche et nous ne sommes venus qu’avec du nouveau matériel. Nous n’avons pas non plus repris le nom des Young Gods, pour qu’il n’y ait pas de confusion dans l’esprit des gens et qu’ils ne s’attendent pas à un véritable concert du groupe. Nous avions baptisé cela The Treichler Pizzi Trontin Experience (rires).
Cesare Pizzi : On avait juste préparé quelques thèmes simples, mais sans avoir prévu aucune évolution : on voulait juste avoir une base pour démarrer.
Bernard Trontin : Il n’y avait aucun arrangement à ce stade. Si nous sommes bien arrivés avec quelques sons et quelques idées, il y avait surtout la volonté, soir après soir et même plusieurs fois par soir, de jouer ces thèmes, de leur faire vivre l’instant présent et d’improviser par-dessus. C’est quelque chose que les Young Gods ne pratiquaient pas du tout, ou très peu.
Franz Treichler : Ça nous est déjà arrivé de le faire entre nous, comme des résidences de deux semaines pour trouver de nouvelles idées, mais nous ne l’avions encore jamais fait en public. Les conditions étaient donc très spéciales, mais aussi très encourageantes, puisque les gens savaient à l’avance qu’ils venaient pour voir ça, et qu’on allait leur présenter une sorte de laboratoire d’idées. On évolue très vite dans un tel contexte, puisqu’on est sans cesse en représentation. Cesare avait son ordinateur, un séquenceur, un clavier et un iPad, j’ai aussi ramené mon ordinateur, une basse et une guitare, et Bernard a pris son sampler, toutes ses percussions et sa batterie. Petit à petit, nous avons échafaudé des trames que nous avons numérotées de 1 à 24 je crois, dans lesquelles nous piochions soir après soir pour les faire évoluer. Il m’est arrivé de chanter sur une session une partie conçue à l’origine pour une autre, et ainsi de suite. Tout le monde essayait des plans, et c’est comme ça que le disque est venu.
Dans le dossier de presse qui accompagne la sortie de l’album, vous dites que c’est la première fois que The Young Gods travaillent en tant que véritable collectif. Pensez-vous que ce sont ces conditions particulières qui ont amené à ça ?
Franz Treichler : Oui, tout à fait. Il faut savoir qu’au départ, dans l’historique des Young Gods, j’étais le seul qui composait, avec l’aide de notre producteur Roli (Mosimann, ndlr). Ensuite quand Alain (Monod, alias Al Comet, clavier et samplers entre 1989 et 2012, ndlr) nous a rejoints, il y a eu une période d’inertie avant qu’il ne se mette à amener des idées. En revanche Üse (Hiestand, batteur du groupe jusqu’à l’arrivée de Bernard Trontin en 1997, ndlr) ne voulait pas composer. Cesare non plus d’ailleurs : il voulait surtout s’occuper de l’aspect technique, et sa motivation principale était de rendre les choses possibles.
Cesare Pizzi : Et ça me convenait parfaitement, il n’y avait aucune gêne ni aucune contrainte dans le fait que Franz compose le répertoire dans sa totalité : nous avions des rôles parfaitement séparés et cela m’allait très bien de ne pas composer…
Franz Treichler : … et moi ça me convenait aussi, parce que j’avais besoin d’aller au bout des idées que j’avais dans la tête. Et puis quand d’autres gens ont rejoint le groupe, certains se sont mis à composer eux aussi, comme Bernard lorsqu’il est arrivé, par exemple. Lui, c’était même le contraire d’Üse, qui n’aimait pas du tout le studio et voulait qu’on lui dise quoi faire avant d’aller le bosser dans son coin jusqu’à ce qu’il le perfectionne. Alors que si tu demandes une idée à Bernard, il va t’en amener dix (rire général). Donc les choses ont évolué au fur et à mesure, mais vu que j’étais le vétéran, j’étais aussi le directeur artistique des opérations. Et je le suis toujours un peu, d’ailleurs (sourire). Si tu prends Second Nature (septième album studio du groupe paru en 2000, ndlr), tout le monde a amené des idées mais au bout d’un moment, c’est moi qui les fédérais et regardais lesquelles collaient le mieux avec les autres. Je leur demandais ensuite leur avis sur le résultat, donc il y avait quand même un échange. Et avec Everybody Knows (précédent album paru en 2010, ndlr), c’était encore plus ouvert puisque nous avions demandé au multi-instrumentiste Vincent Hänni de rejoindre le groupe. Pour ce disque-là nous avions donc déjà fait des résidences à quatre, mais ce n’était pas en public et l’élément collectif est intervenu pour l’enregistrement, après la composition. Alors que pour ce nouvel album, ça a été le cas de A à Z.
Cesare, vous avez rejoint le groupe en 2013 après l’avoir quitté plus de vingt ans auparavant. Y a-t-il une filiation entre ce nouveau disque des Young Gods et les deux premiers albums, qui étaient les seuls auxquels vous aviez contribué jusqu’ici ?
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« Improviser avec de l’informatique sur scène était pour moi un challenge extraordinaire. »
Cesare Pizzi
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Cesare Pizzi : Non, je pense qu’il y a vraiment une cassure nette. Comme Franz l’expliquait, c’est lui qui a composé les deux premiers albums. Ce qui me branchait vraiment à l’époque, c’était de réaliser toute cette informatique complexe autour de la musique. Il y a trente ans, on n’avait pas les moyens technologiques dont on dispose aujourd’hui pour faire ce genre de choses, où il suffit de lancer un ordinateur pour obtenir quelque chose. Pour en revenir à la résidence, improviser avec de l’informatique sur scène était pour moi un challenge extraordinaire : qu’est-ce que je pouvais faire et comment le faire ? Faire ça tous les trois nous a fait atteindre une certaine immédiateté, alors que nos deux premiers albums étaient très préparés ; il n’y avait alors pas de place pour une telle improvisation. On ne peut pas réfléchir, le public est là et il faut jouer. Les sessions se déroulent, et c’est un gros défi lancé à nous-mêmes. J’ai vraiment adoré ça, notamment le fait de rechercher comment reconstruire d’une manière informatique quelque chose qui soit utilisable d’une façon organique, sans avoir un séquenceur qui défile derrière et sur lequel on peut se reposer. Ma relation de travail avec Franz n’est donc absolument plus la même qu’à nos débuts en commun.
Dès votre formation en 1985, vous avez été l’un des groupes précurseurs en matière d’utilisation des samplers et des séquenceurs. Alors que la technologie est désormais accessible à tous, quelle incidence pensez-vous que cela ait sur la création musicale contemporaine ?
Cesare Pizzi : Tu veux vraiment que je t’embarque là-dedans ? (rires) Bon OK, allons-y : je pense qu’il y a un phénomène d’apprentissage qui est propre à chacun. On peut faire un tableau avec trois ficelles ou, à l’inverse, avoir toute la technologie du monde et faire aussi un tableau avec. La technologie des années 80, c’était vraiment du bricolage, mais ce n’était pas grave du moment qu’on avait la curiosité de découvrir comment mettre tout cela en route. Au départ, c’est Franz qui a eu cette idée d’échantillonnage, mon rôle était d’arriver à trouver comment utiliser ces outils en temps réel pour le live, sachant que nous n’avions pas des moyens énormes à notre disposition. Un Fairlight coûtait plus de cent mille dollars et c’était inaccessible pour nous. Nous avions donc des machines très basiques et nous avons commencé à bricoler ensemble. J’ai aussi cette formation d’informaticien qui fait que je n’ai pas de mérite particulier à savoir manier ces choses-là.
Mais pour répondre plus précisément à ta question, il est vrai que ça s’est démocratisé. Aujourd’hui, tout le monde peut acheter un ordinateur, des softwares ou des séquenceurs, et avoir tout de suite un très bon son. Vu que j’encourage tout le monde à faire de la musique, sans forcément en faire des disques, je trouve ça génial. Cela dit, je trouve qu’il est beaucoup plus difficile aujourd’hui, avec toutes les possibilités qu’apporte l’informatique, de trouver une voie, une couleur et un son qui aient une vraie texture originale. Tout est ouvert, tout est libre, mais tout finit par se ressembler vu que ce sont les constructeurs qui nous donnent dès le départ une empreinte musicale, ce qui n’était pas le cas auparavant. Prenons le cas de machines beaucoup plus simples, comme le Moog par exemple : si on ne comprend pas à quoi servent ces boutons, ou quel est le rôle de certains modules, d’un oscillateur ou d’un filtre, on n’y arrivera pas. Alors qu’aujourd’hui c’est du prêt-à-porter. Ce qui n’exclut absolument pas le talent, mais je pense quand même qu’il faut approfondir les choses beaucoup plus qu’auparavant.

C’était bien là le sens de ma question : la technique a-t-elle fini par remplacer l’imagination ?
Cesare Pizzi : Il faut transcender cette technique. Quand je te disais tout à l’heure que le vrai challenge pour moi avait été d’improviser avec un ordinateur sur une scène devant un public, c’est exactement à ça que je pensais. Le travail est bien plus intellectuel aujourd’hui si on veut approfondir les choses, contrairement à celui nécessaire pour jouer d’un instrument classique qui, bien qu’intellectuel lui aussi, demande une aptitude physique. Apprendre à « jouer » de l’ordinateur demande un effort intellectuel beaucoup plus conséquent, quand même.
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« Les Young Gods ne se sont pas contentés d’amener un sampler sur scène ; ils ont pris des pédales d’effet de guitare, et ils les ont détournées pour en faire un échantillonneur qui puisse être piloté par un clavier. »
Bernard Trontin
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Bernard Trontin : Ce qui était déjà intéressant à l’époque quand je les voyais faire, vu que je ne faisais pas partie du groupe dès le départ, c’est qu’ils avaient vraiment inventé quelque chose. La technique du sampling existait bien dans les studios, mais ça n’existait pas réellement en live. Et eux, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ne se sont pas contentés d’amener un sampler sur scène ; ils ont pris des pédales d’effet de guitare, et ils les ont détournées pour en faire un échantillonneur qui puisse être piloté par un clavier. Donc en fait ils ont dévoyé une pratique, puis les gourous de la technique ont couru derrière en se disant que c’était une bonne idée et qu’il fallait en faire quelque chose. C’est souvent comme ça que les choses avancent. C’est comme lorsque Cesare te dit qu’il monte sur scène avec un ordinateur pour essayer d’improviser comme un jazzman, ce qui a priori n’est pas fait pour, mais il va trouver le moyen de le faire. Même à l’avenir, alors qu’on a vécu une espèce de saut quantique dans les possibilités technologiques par rapport au début des années 80, il y aura toujours quelqu’un qui se dira un jour qu’il peut faire les choses différemment et utiliser des outils d’une façon qui n’était pas prévue.
Franz Treichler : Ce qui était fascinant à cette époque, c’est que la nouveauté du truc faisait que tu pouvais faire des choses qui tenaient debout avec trois, quatre ou cinq sons maximum. Malgré les restrictions techniques, vu qu’il n’y avait même pas de mémoire sur ces appareils : quand on jouait live, les sons étaient sauvegardés sur des cassettes audio. Sur un titre comme Fais La Mouette, il y avait les guitares qu’on jouait sur plusieurs touches d’un clavier, les cuivres sur un autre et ce qu’on appelait « les mouettes » sur la pédale de volume. C’était quasiment de l’art minimal, alors qu’aujourd’hui tu peux faire ça avec une application de smartphone ou en branchant un petit sampler sur un Casio. Nous étions nous-mêmes étonnés par ces possibilités, et nous jouions même beaucoup avec cet élément de surprise, c’est-à-dire qu’on voulait aussi qu’à l’intérieur des morceaux, ce collage sonore fasse que l’auditeur ne puisse pas s’attendre à ce qu’il va entendre. C’était aussi ça, le son des Young Gods : comme tu ne peux pas anticiper ce que tu vas entendre vu que tu ne vois pas un guitariste ou un violoniste faire un geste reconnaissable sur scène, cela crée une incertitude sur ce qui va arriver. Cela te met dans un état de réceptivité différent de celui que tu aurais avec un groupe « normal » : ça déstabilise un peu, et je pense que c’était la force des Young Gods à cette époque-là. Chaque morceau était différent, l’un pouvait être très metal, le suivant plus classique et un troisième mélangeait les deux à fois. Sur disque non plus, tu ne savais pas ce qui allait arriver : ça pouvait être une chanson comme Charlotte ou quelque chose de plus épique.
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« Je persiste à dire que le sampler reste un outil incroyable, qui est devenu pour moi un élément incontournable de la composition. »
Franz Treichler
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Au bout d’un moment, après le troisième album, on a vu que ça devenait aussi une formule et on s’est dit qu’on allait chercher une unité de son. Ainsi, T.V. Sky a été un disque délibérément plus rock, sur lequel nous voulions rendre hommage à tous ces groupes des seventies qu’on aimait, tout en conservant une démarche électronique. Dans le même temps, la technologie s’est améliorée, les possibilités sont devenues plus vastes et les mémoires plus grandes, ce qui faisait qu’on pouvait rajouter des sons. Mais notre but premier a toujours été d’essayer de faire de la bonne musique, il n’y avait pas d’autre concept à la base : on ne s’est pas dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose pour surprendre à tout prix. Même si effectivement, nous avons évolué avec cette technologie et à partir du moment où elle est devenue plus flexible, nous avons nous aussi eu envie de cette flexibilité. On voulait qu’en appuyant sur une touche, on n’obtienne pas toujours le même son, qu’il soit filtré ou rallongé, et qu’il y ait un rapport toujours plus organique avec la machine. Et maintenant, les possibilités sont énormes. Mais même si ça peut être déroutant, le but reste d’essayer de faire de la bonne musique, donc le choix de l’option pour y parvenir n’est pas si important. C’est comme une palette de couleurs au sein de laquelle on piocherait pour peindre des choses parfois monochromes ou plus impressionnistes à d’autres moments. On utilise beaucoup plus de vraies guitares maintenant, ce qui rend peut-être les Young Gods moins radicaux qu’on ne l’était à l’époque, mais ça reste quand même notre son. Je persiste à dire que le sampler reste un outil incroyable, qui est devenu pour moi un élément incontournable de la composition.

On sent sur votre nouvel album une volonté d’épure au niveau du son, qui est beaucoup moins dense que sur les précédents disques. Par exemple, lorsque les guitares arrivent dans un morceau, elles s’inscrivent dans sa progression logique sans provoquer une rupture comme cela pouvait être le cas auparavant. Aviez-vous dès le départ la volonté d’atteindre une certaine homogénéité sur ce plan ?
Franz Treichler : Je pense que c’est devenu une évidence lorsque nous avons réécouté toutes ces sessions live que nous avons enregistrées. Cette homogénéité était déjà un peu là, à part sur le titre Moon Above, qui n’est pas du tout rythmé… Mais qu’est-ce que tu en penses, toi ? Tu trouves qu’il s’inscrit dans cette cohérence lui aussi ?
Ah oui, complètement. Surtout qu’à l’endroit où il se trouve, en plein milieu du disque, il constitue une sorte de transition entre les deux moitiés de l’album, avec cette batterie déstructurée qui donne l’impression d’être autant jouée que samplée, ces effets dub et cette partie d’harmonica très blues… Comme si les trois titres qui précèdent formaient une sorte de montée jusqu’à ce paroxysme, avant que les trois suivants ne nous fassent redescendre. Au passage, lorsque vous chantez « is this the blues I’m singing ? » sur ce morceau, je me suis demandé si c’était un clin d’oeil au titre Rescue d’Echo & The Bunnymen, sur lequel Ian McCulloch chante ces mots lui aussi…
Franz Treichler (amusé) : Ah mais c’est vrai ! (il chantonne) « Won’t you come on down to my… » Et bien ça doit venir de là, c’est même sûr (rires) ! J’adore cette chanson. Sinon, je suis assez d’accord pour dire que l’album atteint un point de bascule avec Moon Above, avant de retomber sur ses pattes avec le début de All My Skin Standing, qui va ensuite encore plus loin que les trois premiers morceaux avant qu’on ne calme un peu le jeu, effectivement. Pour ce qui est de l’homogénéité globale que tu évoques, il y a notamment quelque chose au niveau du tempo : c’est déjà, à la base, moins rapide, plus posé que par le passé, et il y a moins de ruptures, en effet. On gravite entre 100 et 110 bpm, voire un peu moins. Lorsqu’il y a des accélérations, elle sont musicales, pas rythmiques.
Bernard Trontin : On parlait tout à l’heure des choix de couleurs que fait un peintre ou un musicien, et on a aussi évoqué le fait que Franz soit passé du rôle d’unique compositeur à celui d’une sorte de directeur artistique : cela signifie que c’est lui qui va poser le cadre dans lequel on va s’exprimer. Et ça c’est génial, parce que sinon, sans tomber dans la caricature, si tu ne poses pas de limites entre un batteur qui veut jouer du jazz, un type féru d’électronique et un autre qui veut faire du blues, ça explose (rires). C’est extrêmement stimulant. Si on en revient à cette fameuse technologie, si pléthorique qu’on ne sait pas par quel bout la prendre, le cadre défini nous aide énormément à savoir où l’on va. Même si on veut le secouer ou le remettre en question, ce sera quand même une action liée à son existence. C’est cette manière de fonctionner entre nous qui fait qu’on ne part pas dans tous les sens.
Selon moi, les Young Gods se sont toujours inscrits dans deux dynamiques à la fois : celle d’une certaine tradition rock (The Doors, Suicide ou le blues) et celle d’une grande modernité dans l’instrumentation comme dans le son. Par rapport à l’antagonisme qui régnait entre ces deux tendances à vos débuts, pensez-vous qu’elles sont aujourd’hui réconciliées ?
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« Cette espèce de dichotomie qui obligerait à choisir un camp musical déterminé, ça nous a toujours un peu gonflés. »
Franz Treichler
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Franz Treichler : Oh tu sais, il y a aura toujours des ayatollahs du rock, mais ça s’est quand même beaucoup ouvert, je trouve. Mais il est vrai que nous sommes souvent rangés dans la case du rock « industriel ». Alors que je trouve que ça serait superbe de pouvoir fédérer deux types de public, parce que je pense, et c’est la même chose pour nous trois, qu’il n’y a qu’une seule musique au final, qui évolue avec la technologie. À la rigueur, on pourrait dire qu’il y a la bonne d’un côté et la mauvaise de l’autre (rires). On peut être fan de plein de choses différentes, et je trouve ça dommage de se cantonner à un seul genre. Ou ça veut dire qu’on n’a pas été exposé aux bonnes choses. Mais ça peut quand même demander un petit travail sur soi. Cesare, Bernard et moi, nous sommes tous les trois fans de musique électronique ET de rock. Ensemble, on a autant écouté du punk que du Kraftwerk. Donc cette espèce de dichotomie qui obligerait à choisir un camp musical déterminé, ça nous a toujours un peu gonflés. On a toujours voulu créer des ponts, comme entre l’électronique et le rock, puis y amener des éléments blues, une dimension de cabaret, ou encore faire connaître un peu Kurt Weill à un public francophone ou suisse. Parce que ce sont des choses que l’on aime et que l’on voudrait partager, comme lorsque nous nous sommes associés avec Jeremy Narby, pour faire venir des anthropologues dans des conférences soniques, ou que l’on a amené des fans des Young Gods à écouter des albums ambient. Personnellement, j’aime les groupes qui me déroutent, qui me mettent des points d’interrogations en tête et me font sortir de ma zone de confort.
Bernard Trontin : Ce qui est amusant au sujet des « ayatollahs du rock » dont parlait Franz à l’instant, c’est qu’ils ont souvent un train de retard. Aux débuts des Young Gods, lorsqu’ils montaient sur scène, il y avait des gens qui criaient au fake et se plaignaient d’entendre des guitares sans voir personne en jouer. Depuis, on a assisté au phénomène inverse : quand Franz débarque avec une vraie guitare, les mêmes hurlent au scandale (rire général). Dans ces cas-là, on a envie de rappeler aux gens que c’est de la musique avant tout.
Cesare Pizzi : Certaines personnes sont même venues nous voir, stupéfaites, en nous disant qu’elles ne savaient pas que nous étions de vrais musiciens (rires).
Vous avez souvent été cités en exemple par des gens aussi divers que le regretté David Bowie, Mike Patton, chanteur de Faith No More avec lequel vous avez d’ailleurs collaboré, ou The Edge, le guitariste de U2. Pensez-vous que tous ces gens aiment votre musique pour les mêmes raisons ?
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« J’ai rangé ma guitare quand j’ai vu qu’avec un seul doigt, j’allais désormais pouvoir jouer un son produit en studio, avec peut-être deux ou trois guitares enregistrées en même temps, avec des techniques que je ne pouvais pas m’offrir, avec de la compression et de l’égalisation par-dessus. »
Franz Treichler
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Franz Treichler : Comme je suis guitariste moi-même, je pense que dans le cas de The Edge, il y avait cette envie d’arriver, dans son jeu, à la même rigueur et la même « exactitude » qu’un sample. C’est ce que n’importe quel virtuose aimerait, quelque part. Il y a des guitaristes de metal qui arrivent à faire sonner leur guitare comme ça, pour qu’elle soit aussi tranchante qu’un sample, qu’elle puisse passer du zéro absolu au volume maximal en un clin d’œil, sans passer par toute une structure analogique avec une quinzaine de pédales d’effets qui ramèneraient du souffle. C’est d’abord flatteur pour nous, bien sûr, mais pour l’être moi aussi, je comprends que cette réflexion puisse venir de la part d’un guitariste. Moi, j’ai rangé ma guitare quand j’ai vu que je pouvais faire les choses de cette façon. Je me suis dit que je n’allais jamais réussir à faire ça avec mon instrument, vu qu’avec un seul doigt j’allais désormais pouvoir jouer un son produit en studio, avec peut-être deux ou trois guitares enregistrées en même temps, avec des techniques que je ne pouvais pas m’offrir, avec de la compression et de l’égalisation par-dessus. Des gens comme The Edge sont visiblement à l’affût de tout ça. Dans le cas de Bowie, je crois même qu’il avait un assistant qui écoutait tout un tas de choses pour lui faire découvrir des nouveautés, parce qu’il était extrêmement friand de savoir ce qui se passait dans le monde des musiques modernes.
Bernard Trontin : Bowie aimait que les gens aillent fouiller par eux-mêmes, et il aimait bien les dérouter aussi. Je me rappelle que lorsqu’il est allé enregistrer à Berlin dans les studios Hansa, et qu’il était censé s’inspirer du rock allemand des années 70 dont j’étais un fan absolu, il a réussi à citer deux noms de groupes que je ne connaissais absolument pas ! Je pensais vraiment avoir fait le tour, mais il avait encore trouvé autre chose. Pour sa mention des Young Gods c’est pareil : tout le monde pensait qu’il allait citer l’influence de Nine Inch Nails, avec qui il avait collaboré, et il a été fouiller ailleurs, dans une autre sphère, pour trouver quelque chose qui allait être inspirant sans être si évident que ça.
Franz, au bout de trente-quatre ans d’existence des Young Gods, avez-vous le sentiment, au travers de vos paroles comme de votre musique, d’avoir créé un univers à part, une sorte de mythologie spécifique à ce groupe ?
Franz Treichler : Je préfère le terme d’univers à celui de mythologie. Depuis tout ce temps, il faut un peu démystifier notre nom, quand même (sourire). Pour moi, la formule « jeunes dieux » désigne les êtres humains, dans leur globalité. Chacun d’entre nous est un dieu au fond de lui, quelque part, même si personne n’en devient véritablement un : nous avons tous en nous une aspiration qui nous pousse à essayer de nous améliorer nous-mêmes et à prendre de la hauteur, mais nous resterons toujours des hommes. Cela dit, il est vrai que beaucoup de gens interprètent le nom The Young Gods comme une volonté de notre part de nous mettre sur un piédestal, ce qui n’est absolument pas le cas. En dehors de ça, je pense qu’en effet, nous avons un peu réussi à générer notre propre univers sonore depuis le début, et j’espère qu’on continuera à le faire. Je pense qu’il y a un « son » Young Gods, même s’il a changé et évolué au fil du temps… J’ose espérer qu’en mettant un album des Young Gods, on ne se dit pas qu’on a déjà entendu ça des milliers de fois. Mais ce n’est pas non plus un choix délibéré de notre part de faire des disques différents les uns des autres, juste pour surprendre les gens. À choisir, je préfère qu’on se dise tout de suite « ah tiens, ça c’est les Young Gods » (rires).
Data Mirage Tangram – The Young Gods
Disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 22 février 2019 via le label Two Gentlemen, distribué par Differ-Ant.
The Young Gods seront en concert le vendredi 22 mars à Paris (La Maroquinerie), le mercredi 10 avril à Lyon (Ninkasi), le mercredi 17 avril à Toulouse (Metronum), le mercredi 20 novembre à Strasbourg (La Laiterie) et le dimanche 24 novembre 2019 à Paris (La Machine Du Moulin Rouge).
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Un immense merci à Jean-Philippe Béraud de Martingale.
Superbe article & interview. Merci!