Rien de plus risqué pour un romancier qui a connu un fort succès avec un premier roman que de confirmer cela dans la durée. Peut-être vous en souvenez-vous, Dimitri Rouchon-Borie avait créé un petit évènement littéraire, en janvier 2021, avec la parution aux éditions du Tripode d’un texte choc, salué par la critique, Le démon de la colline aux loups. Alors qu’arrive en cette rentrée littéraire 2023, un nouveau texte très attendu de l’auteur, Addict-Culture s’est bien sûr empressé de le lire pour vous.
Le chien des étoiles est l’histoire de Gio, un jeune issu de la communauté du voyage, qui a déjà payé au prix fort les rivalités entre clans, en se prenant un méchant coup de tournevis dans le crâne ; une blessure profonde et intime qui lui a valu six mois d’hôpital et l’a laissé dans une sorte de distance, d’écart vis-à-vis du monde. Dès qu’il revient chez lui et retrouve son père, sa mère et son clan, c’est à nouveau la spirale inépuisable de la violence et de la vengeance qui s’enclenche. Mais depuis son accident, deux personnalités nouvelles se sont adjointes à la bande. Un enfant d’une dizaine d’années, quasi sauvage et muet, Papillon, pour qui on pourrait ironiquement adapter l’adage cornélien en un « la violence n’attend pas le nombre des années » ! Et puis Dolores, adolescente incandescente, dont la beauté, on le sent immédiatement, causera la perte.
C’est ce trio que le roman va suivre dans une sorte de road-trip (ici en l’occurrence plutôt « train-trip »), un trio écorché vif qui se fracassera sur les trahisons, les jalousies et les bas instincts de ceux qu’ils rencontreront. Mais attention, la petite bande n’a rien d’une association de bienfaiteurs et ils sauront eux-aussi semer la peur, à leur manière.
Si le texte de Dimitri Rouchon-Borie ne s’inscrit pas cette fois dans un rapport de sidération vis-à-vis du lecteur, en nous contant une histoire un rien moins suffocante, plusieurs ingrédients créent néanmoins un fort écho à ses premiers écrits (des références explicites le font aussi puisque ce nouveau roman s’achèvera sur la colline aux loups, comme une sorte de lieu symbolique). Tous les éléments du récit mettent donc ainsi et à nouveau en place un univers propre, un univers qui explore les marges de la société ; ceux qui y vivent par choix et culture, ceux qui y ont été projetés par la violence du monde, ceux qui semblent inéluctablement condamnés à des vies périphériques, courtes, douloureuses, et dont l’auteur se sent la responsabilité de nous dire le sens.
Un des éléments les plus frappants du Démon de la colline aux loups, était le langage. Cette langue que Dimitri Rouchon-Borie avait inventée pour son héros et qui dans ses absences, ses manques et ses impuissances disait en creux, celui à qui elle appartenait, et son histoire. C’est à nouveau à mon sens la dimension la plus percutante de ce roman qui séduira sans doute aussi par son intrigue sensible et poétique, mais dont l’ambition pourrait résider là : dire les marges, les traduire. En effet, si on parcourt ce texte avec cet angle de vue, on sera absolument stupéfait du nombre d’occurrences, de répliques ou de réflexions ayant trait au langage, et surtout aux difficultés des personnages à se comprendre. Il y a bien sûr Papillon, muet, qui s’exprime en bougeant ses petites mains dans l’air, il y a l’oncle Simone qu’on ne comprend pas très bien. Il y a aussi Dolorès, autant économe de ses mots qu’elle est libérale de son corps, mais qui tape juste qu’en enfin elle les utilise, quand elle rappelle « qu’on n’a pas besoin d’arracher », qu’on peut entrer en contact les uns les autres autrement et qui prononcera de façon inaugurale son propre prénom pour enclencher sa relation avec Gio. Il y aura les mots que le vieux clochard Blizzard ne saisira pas et que Gio traduira de façon stupéfiante pour lui, et enfin les mots que la jalousie de Suzy déformera et qui perdront Gio.
« C’est comme si personne s’était rendu compte qu’on n’a pas besoin d’arracher, de salir et moi j’aurais bien donné des choses, mais j’ai pas droit aux paroles, et encore j’ai réussi à sauver le bas Gio, mais ça n’a pas été facile, tu ne sais pas quelle guerre c’est, de sauver son cul, et pour ça tu sacrifies les pêches. Gio, les hommes, ils veulent tout prendre, comme si ça n’avait pas de prix, et ils s’en foutent si c’est des pommes ou des oignons ou je ne sais quoi, alors tu t’habitues à pas mettre de pensées, pour ce qui est sous le pull et pour sauver ta vie, Gio, tu t’en sors comme ça et tu essaies de te supporter comme ça. »
─ Dimitri Rouchon-Borie, Le chien des étoiles
Car ce que comprennent les personnages et le lecteur avec lui, c’est que faire une rencontre c’est traduire. Traduire des mots, comprendre des rites, des habitudes, pénétrer des histoires et des destins et que tout cela ne peut se faire qu’avec le langage, celui du verbe mais aussi celui du corps et celui de l’art, qui sera l’ultime dialogue entre Gio, Papillon et Dolores. Le langage peut mettre l’autre à distance, comme les mots savants ou les mots des institutions inintelligibles aux exclus, mais le langage, quel qu’il soit, c’est ce par quoi on parvient in fine à partager. Voici, je crois, la leçon que m’auront donnée les trois héros : parvenir à être enfin ensemble, c’est parvenir à se comprendre, à être capable de traduire pour les autres ce que l’un ou l’autre ressent, à accéder au sens de l’autre. Depuis l’ouverture du roman, Gio cherchait quelque chose. À travers une épaisse couche de ouate, il espérait atteindre une autre dimension, celle où voulaient l’attirer ses méninges traumatisées, celle des étoiles, celle du « ensemble ».
Alors bien sûr l’histoire se finira mal ; on perdra des personnages brusquement, sans prévenir, comme cela se passe dans les existences où rien n’est amorti, et il y a sans doute peu de chances pour que Dimitri Rouchon-Borie nous raconte autre chose que des histoires sombres. Peut-être qu’à trop les avoir entendues dans sa carrière de chroniqueur judiciaire, elles ont pris une place tellement grande que ce qui lui reste désormais à faire est de les traduire pour nous. Traducteur des marges, un beau projet littéraire.
Le chien des étoiles de Dimitri Rouchon-Borie
Le Tripode, 17 août 2023