Certains voyages sont sans retour. Pas nécessairement parce qu’ils entraînent la mort, mais parce qu’ils changent définitivement celui ou celle qui les entreprend. Katya, le roman graphique d’Antoine Schiffers, raconte l’un de ces voyages : celui d’une mère qui retourne dans une Tchétchénie en ruines pour retrouver sa fille disparue. Une errance hantée par l’absence, et où la noirceur s’atténue quand persiste des semblants d’humanité.
« Je suis partie parce que je voulais lui offrir une vie que je pensais meilleure. Je n’aurais jamais dû partir ».
─ Katya, Antoine Schiffers
Dès les premières pages, Schiffers installe une tension sourde, presque oppressante. Katerina, en provenance de Berlin, arrive dans une gare routière à la frontière tchétchène. La route est encore longue et, déjà, tout semble écrasé par la désolation. L’air est lourd, les ruines omniprésentes. Les couleurs sont fades, comme l’est probablement n’importe quel territoire d’après-guerre. Cet ouvrage est sombre, forcément.


Lorsque Katerina retrouve un ancien voisin, une question émerge, brute et urgente : où est Katya ? En guise de réponse, elle obtient un récit fragmenté d’horreurs indicibles : un village ravagé, des corps laissés sans sépulture, des femmes arrachées à leur foyer et déportées. Dans cet enfer, Katerina ne poursuit pas seulement sa fille : elle affronte l’histoire, les fantômes, la réalité brutale d’une guerre qui ne laisse derrière elle que cendres et silences.


Et un petit peu d’humanité. Celle-ci est incarnée par la rencontre de la protagoniste principale avec Malik qui, à 11 ans, a vu tellement d’horreurs que les uns et les autres oublient bien souvent qu’il n’est pas tout à fait sorti de l’enfance. Avec ce jeune homme qui n’a plus beaucoup d’illusions et pour seul projet de vie de veiller sur sa mère malade, Katerina se lance dans un périple un peu maladroit mais tellement touchant. Elle ira jusqu’à rencontrer les bourreaux de sa fille en quête de vérité.

On pense même, à un moment, qu’elle va quitter Grozny sans sa fille, mais avec un nouveau fils. Mais ce serait trop simple. Schiffers ne tombe jamais dans le piège du spectaculaire. Son trait brut et expressif capte l’essentiel : des regards, des postures, des paysages éteints où même le ciel semble avoir renoncé. Le dessin, en bichromie, rappelle l’univers graphique de La Route de Manu Larcenet. Même dépouillement, même sentiment d’inéluctable et de culpabilité. Chaque case est un instant suspendu, une respiration que l’on retient. Car ici, tout est dit dans les silences, dans ces visages marqués par ce qu’ils ont vu et ce qu’ils taisent.
La guerre laisse rarement place
à des happy end,
aussi les preuves d’humanité
sont encore plus précieuses
et louables dans un contexte aussi hostile.
Néanmoins, les âmes brisées s’accrochent et de minuscules gestes réparent un peu du chaos ambiant. La guerre laisse rarement place à des happy end, aussi les preuves d’humanité sont encore plus précieuses et louables dans un contexte aussi hostile. Car derrière la guerre, il reste l’amour d’une mère, l’instinct de survie, la résilience. Et c’est peut-être là que réside toute la force du récit : dans cette tension entre l’horreur et l’espoir, entre ce qui est irrémédiablement perdu et ce qui peut encore être sauvé.
À l’heure où la guerre frappe aux portes de l’Europe, cette histoire résonne d’une manière terriblement actuelle. Tchétchénie, Ukraine, Syrie… Les noms changent, la douleur demeure. Katya est un livre qui laisse des traces, un récit dont on ne sort pas indemne. Comme sa protagoniste, on referme l’ouvrage en sachant qu’on ne pourra plus voir le monde tout à fait de la même manière.