Pepica Celda est la fille de José Celda, fusillé républicain espagnol : nous sommes au début des années 40, en pleine répression conduite par le général Franco et ses troupes nationalistes. Ils seront ainsi des milliers à être assassinés, enfouis sous terre à la va-vite. Avec sensibilité et une belle qualité narrative, L’abîme de l’oubli (Delcourt/Mirages) revient sur cette période noire de l’Histoire espagnole.
L’album se présente en format paysage. Il compte presque 300 pages mais se dévore comme un journal de bord, riche de faits avérés et d’anecdotes incroyables. Pour réussir cet exploit, Rodrigo Terrasa (scénariste et journaliste à El Mundo) et Paco Roca (scénariste et dessinateur) ont uni leurs talents. Le premier avait déjà rédigé un article sur l’exhumation des disparus du franquisme. Il avait les infos, les contacts. Le second avait déjà publié un album sur la période de la guerre civile de 1936.

Entre eux, un point commun : la lutte contre l’ignorance. Il est vrai que, malgré le million de victimes recensées, le silence a souvent prévalu face à quarante années de dictature et de souffrance, pour ne pas remuer le couteau dans la plaie ou, de manière plus vicieuse, continuer à soutenir ce qui s’est passé…
C’est donc avec une bonne dose de courage et de responsabilité que les deux auteurs se saisissent ici d’un sujet toujours à fleur de peau et nous mettent, dès les premières pages, au pied du mur des suppliciés. Ainsi, ce jour de septembre 1940, avec de nombreux autres hommes, paysans, artisans et travailleurs, jeunes pères de famille et anciens du village, José Celda est tué puis rapidement jeté dans une fosse commune du cimetière de Paterna, une petite ville située à côté de Valence.


70 ans plus tard, sa fille, âgée de 8 ans au moment de l’assassinat, réussit à convaincre les autorités de récupérer les restes de son père. Dans cette entreprise difficile, qui fait l’objet de nombreuses controverses politiques, elle est aidée par deux archéologues. Leurs missions ? Creuser la terre, identifier les causes de la mort et les ossements autant que possible, puis les rendre aux familles, afin que le deuil puisse enfin trouver une issue.
Dans leur quête de vérité, Elisa et Manolo découvrent de petites bouteilles cachées avec les cadavres. A chaque dépouille son attribut, tel un souvenir susceptible de franchir les années et de sonner comme une victoire face à l’abîme de l’oubli. La BD nous mène dans les pas d’un homme à l’origine de cette initiative risquée : Léonce Badia. Son parcours fut empathique et sa vie tragique.


La BD est construite de telle manière que toutes les briques manquantes s’assemblent au fur et à mesure. L’histoire n’édulcore pas l’Histoire et nous éclaire sur un pan entier du passé, mêlant pour cela plusieurs styles graphiques et palettes de couleurs, ainsi que plusieurs types de narration et de références. L’une d’elle, qui concerne l’Iliade, se révèle particulièrement instructive, car elle nous rappelle combien les rites funéraires contribuent à l’apaisement des vivants.
Devoir de mémoire, autant que bande-dessinée savamment écrite et délicatement mise en scène, L’abîme de l’oubli est un livre instructif. Un geste politique fort, aussi.