Après des albums en demi-teinte, Alain Chamfort revient à son meilleur avec le délicat Le désordre des choses. Le moins que l’on puisse dire c’est que le monsieur ballade quelques clichés depuis le début de sa carrière… Dandy et on a tout dit, élégant et puis c’est tout. Comme si la légèreté ambiante rimait avec propos bêtifiants au point d’oublier que la légèreté, justement, peut être profonde. On peut dire le temps qui passe, la douleur, le mal-être sans pour autant le cracher ou l’éructer. Certains le font très bien comme Arnaud Michniak et quelques autres. Alain Le Govic préfère suggérer plus que d’affirmer, laisser entre les notes s’égrener quelques points de suspension.
S’il est un domaine de l’activité humaine où il n’existe pas de conflit de générations, c’est sans doute dans l’art où le créateur, comme le bon vin, vieillit parfois mieux avec la patine du temps, ses obsessions prennent quelques rides bienvenues. Le désordre des choses est encore une belle preuve de toute la verdeur intacte des vétérans de la Pop française. Rappelez-vous Christophe et ses Vestiges du chaos ou encore Françoise Hardy et son somptueux Personne d’autre.
Prenez Glenn Gould, l’impétueux, le fougueux de 1955 puis écoutez le crépusculaire double de 1981 reprendre les mêmes partitions des Variations Goldberg. Ce sont les mêmes notes, les mêmes pérégrinations sonores et en même temps, c’est totalement différent. La porosité des inquiétudes nouvelles contamine chaque doigt du pianiste. Dans une juste mesure, il en est un peu de même avec Les désordres des choses où l’on devine les mêmes thématiques habituelles à Alain Chamfort sauf, car il y a souvent un sauf, sauf donc que le chanteur entre dans cet âge des bilans et des regards dans le rétroviseur. On l’y retrouve donc plus mélancolique que jamais (Les microsillons)
Les chanteras-tu toutes les chansons
Lorsque la vie m’aura coupé le son
Les chanteras tu toutes les chansons ?
Pour ce disque, Alain Chamfort collabore à nouveau avec Pierre-Dominique Burgaud découvert avec la bande-son du film de Claude Duty, Filles perdues, cheveux gras. En 2010, il avait déjà écrit et composé Une vie Saint-Laurent. On croit entendre parfois le Bowie de Black Tie White Noise, ses accents Funk blanc avec un désespoir jamais loin ni caché derrière un semblant de naïveté (Le désordre des choses). Chamfort et Burgaud font la paire car on a vraiment l’impression à l’écoute d’entendre les interrogations d’un homme de presque 70 ans qui s’interroge sur l’existence, sa nécessité (Exister) puis sait lâcher du lest approprié (Tout est Pop). Il n’y a guère qu’Etienne Daho qui puisse oser des mélodies aussi premier degré sans paraître ridicule ou kitsch. Les deux sont aussi épaulés par Frédéric Lo dont on se souvient de l’apport essentiel à pas mal de disques comme le Crève-coeur de Daniel Darc.
Il faut en avoir vécu des expériences pour savoir exprimer un tel prisme, un tel spectre de sensibilités en étant pertinent à chaque instant.
Tout au long de ce disque solaire, sans se l’expliquer, on pense à ce tableau de 1899 d’Edvard Munch, La Danse de la vie, cette frise chronologique d’une lente déchéance et d’un abandon de soi. Chamfort est entré dans cette ère de l’attente, ou l’on n’a plus rien à apprendre (En attendant).
Chez lui, il y a une forme de lassitude qui ressemble à de la sagesse, pas une défaite mais une acceptation de ce que l’on peut et de ce que l’on ne peut pas. C’est peut-être cela l’expérience, accepter d’être vaincu mais continuer malgré tout le combat (Les salamandres).
Certains titres sonnent comme des réponses à d’autres artistes (En regardant la mer), des échos d’autres interrogations. Dominique A, par exemple dans L’océan disait :
« Si ma ligne de vie venait à se casser
J’aimerais pour finir avoir encore le temps
De monter sur la dune et le voir écumer
J’aimerais pour finir regarder l’océan
Comme lorsqu’on courait et qu’il apparaissait
Et qu’on criait de joie
Ivres de sa colère
On ne le craignait pas et nous en étions fiers
C’était la même colère qui en nous s’élevait
L’océan. »
Il chante le rêve d’un retour à une jeunesse alors que Chamfort laisse les façades être dévorées par le lierre, le tour des saisons, été et hiver. Deux hommes à des instants différents de leurs vies.
Musicalement, Le désordre des choses est un disque cohérent, glissant ici et là quelques clins d’œil aux œuvres passées (Sans haine ni passion), osant parfois la futilité habile. Parfois electro-pop quand il n’est pas carrément discoïde, cet album évolue plutôt dans des structures en ligne claire downtempo. Il faut en avoir une belle délicatesse pour aborder la contemporanéité et les anxiétés liées à notre actualité brûlante sans jamais rien appuyer, sans jamais poser un regard point trop clinique et illustratif. Dire les choses sans les dire, c’est un peu cela Alain Chamfort, sa noblesse sans doute (Palmyre). Ce qui fait que l’on qualifie souvent le chanteur de Dandy, c’est sûrement lié à ce regard d’esthète qu’il pose sur les autres, sur le monde, sans jamais le moindre jugement définitif, sans jamais la moindre sentence morale. Car finalement que l’on soit le premier des hommes ou le Varan de Komodo, on a les mêmes chromosomes (Linoleum).
Avec Le désordre des choses, Alain Chamfort retrouve sa place à part, toute à lui, une singularité acquise à la force de sa seule sincérité et de sa seule sensibilité.