[dropcap]B[/dropcap]ien que façonné depuis plusieurs années et englobant des ramifications panachées, le « trip hop » sera évoqué, du moins pour la première fois en cette terminologie, dans les colonnes du magazine Mixmag. Le journaliste Andy Pemberton, inventeur de la formule, aurait trouvé l’inspiration dans le voyage singulier offert par quelques lascars toastant sur les b-sides instrumentales de James Brown puis, bien plus tard, à l’écoute des rebonds condensés, véhiculés et triturés dans les veines même du patchwork In/Flux de Dj Shadow. Il faut dire que ce dernier, acrobate des platines, fut le fer de lance du label Mo’ Wax et l’un des représentants d’une mouvance ayant puisé sa source bien en amont, dans l’appropriation ultra gourmande d’un hip hop chargé d’indocilité dogmatique.
Si l’on enclenche la bobine, nous sommes géographiquement à un paquet de miles des pionniers du South Bronx (quartier turbulent de la grosse pomme) mais l’esprit est également vif du côté de Bristol, cité portuaire nichée au Sud-Ouest de l’Angleterre. La genèse du projet qui nous préoccupe germa donc au cœur de ce fourmillement d’idées, plus particulièrement floqué sous le signe du collectif The Wild Bunch, fameux sound system établi de 1983 à 1986 dans le quartier St Paul’s. Les acteurs de ces sets étaient réputés pour attirer une jeunesse en soif de métissage. Axé sur une culture dite urbaine, leur son incorporait déjà une disparité de styles musicaux, captant des éléments autant au punk qu’au R&B ou au reggae… Le tout avec un accent poussé sur des atmosphères électroniques ambiantes qui allaient devenir la pierre angulaire d’une déflagration underground amenée à conquérir des espaces bien plus vastes.
Cette bande était menée notamment par un certain Nellee Hooper (fondateur de l’affaire avec le géant Grant Marshall), extirpé du punk explorateur de Maximum Joy pour jouer le parrain d’un gang affamé de scratches et de percutantes vibrations sortant de murs d’enceintes superposées.
En avril 1989, alors que la culture club est en pleine ébullition, l’intéressé s’affiche es qualité de coproducteur (avec Jazzie B) de Club Classics Vol. One, gros succès de Soul II Soul. Outre les inusables tubes Back To Life et Keep On Movin’, le générique de l’album crédite au titre des intervenants (même si de manière très discrète) un combo à l’appellation chevaleresque : Massive Attack. Le blase se veut la référence au graff placardé sur les murs du Trinity Hall en réplique à une intervention policière diligentée à l’occasion d’une rave. L’histoire semée de chaos (mais aussi et surtout de merveilles) est en marche.
Celle-ci avait déjà pris une allure matérielle avec la sortie en 1988 d’un premier 45 tours. Any Love est mis en boite avec le concours des précurseurs Smith & Mighty, artisans d’un breakbeat qui fit chalouper à vitesse lente l’ami Carlton McCarthy. Si Nellee Hooper délaisse finalement la compagnie de Soul II Soul, c’est pour mieux s’attarder sur le futur prometteur de Massive Attack. Les trois piliers, Grant Marshall (Daddy G), Robert del Naja (3D) et Andrew Vowles (Mushroom) vont, par son entremise, faire la rencontre de Neneh Cherry. Cet épisode va permettre au groupe de rejoindre le label Circa Records dirigé par Cameron McVey, producteur et compagnon de la chanteuse. Échange de bons procédés en perspective : Robert del Naja apporte son concours sur le rap de Manchild (l’un des titres incontournables de Raw Like Sushi) et notre trio vient se glisser au titre des remixeurs du maxi. Le home-studio du couple servira de base aux enregistrements du premier long format du groupe, mis en orbite à travers un subtil ajustement des papilles.
Daydreaming est dévoilé le 15 octobre 1990, un peu moins de 6 mois avant la sortie de Blue Lines. Shara Nelson tient le micro, le sample est emprunté au français d’origine béninoise Wally Badarou, quant au quatrième mousquetaire, Adrian Thaws alias Tricky Kid, il est déjà dans la place avec son timbre asthmatique. Il est question de la désintégration sociétale de la Grande-Bretagne sous la gouvernance terrifiante de Margaret Thatcher. Bref, ambiance tendue sous des rythmes plus chauds que le propos. L’affaire en devenir s’annonce chargée en télescopages d’apparence incongrue. C’est ici toute la magie d’une combustion de matières et influences diverses, processus artistique laissant au projet collectif l’appropriation puis la diffusion d’un langage nouveau, bien que nourri de styles déjà enracinés dans l’imagerie populaire.
Le 11 février 1991, Massive Attack divulgue un deuxième extrait en guise de préambule à la masse qui suivra. Unfinished Sympathy surgit avec sa métrique trépidante tirée du Parade Strut du batteur J.J Johnson, la boucle est lancée et le gimmick « Hey Hey » emprunté au Planetary Citizen du Mahavishnu Orchestra de John Mc Laughlin insuffle une haute dose d’acid jazz dans la bécane. Au rayon des samples (plus ou moins reconnus par nos défricheurs), les cliquetis de cloche semblent tirés du Take Me To Mardi Gras par Bob James.
Avec toute cette maîtrise d’assimilation de bribes sonores, Shara Nelson déambule, bouleversante en son récit impacté par le dégât amoureux. Le clin d’œil à la symphonie n°8 de Franz Schubert (l’inachevée) revêt une tournure qui s’intensifie sous une pluie de cordes tombées du ciel, aboutissement anobli grâce aux arrangements emphatiques de Will Malone. Le résultat est extravagant, la recette mijotée au Coach House Studios de Bristol s’épaissit pour une mise en lumière éclatante dans les mythiques studios d’Abbey Road. En quelques secondes, ce grand classique du genre éclabousse à la face des mélomanes en quête de nouvelles tendances et sensations fortes. Le trip-hop attisé par Unfinished Sympathy a la puissance d’un valeureux vaisseau, le redoutable canevas qui décortique les infusions des anciens, rapprochant ceux-ci du modernisme électronique, jugulant les risques de bouillie indigeste grâce à une dextérité dans le pesage des ingrédients, le tout afin de servir un amalgame de saveurs, de stimuli profonds, conducteurs d’un grand classique aujourd’hui encore encensé au titre de fondateur d’une nouvelle ère. Pour ajouter aux dithyrambiques qualificatifs exposés, le clip réalisé par Baillie Walsh demeure ô combien dans les mémoires. Ce long plan-séquence sur Pico Boulevard se visionne comme la métaphore d’une cité des anges sous le miroir de la misère. Le filon est si prospère qu’une multitude d’autres formations vont s’y engouffrer avec délectation.
Concernant le LP proprement dit, il aura fallu 8 mois pour accoucher de la bête. Le 17 janvier 1991, les caméras sont orientées vers l’Irak. L’opération Tempête du désert est lancée contre l’ennemi numéro 1 de la coalition occidentale. Afin de ne pas véhiculer d’éventuels amalgames douteux, la maison de disque occulte le vocable « Attack », la pochette d’origine se cantonne alors au « Massive », accolé au célèbre pictogramme symbolisant l’alerte de gaz inflammable. L’anecdote n’est pas anodine car elle se veut l’écho d’un contexte géopolitique tourmenté, une guerre et ses frappes annoncées chirurgicales, en direct, sur tous les écrans du monde.
On pourrait alors faire un rapprochement avec le souffle introductif de Safe From Harm, titre d’ouverture qui annonce les prémices d’une ambivalence entre des propos rudes et une enveloppe ornée de souplesse. Le drame qui se noue ici n’est pas planétaire mais intime. Shara Nelson chante ici ses angoisses, une crainte pour la sécurité des siens. Les beats syncopés l’accompagnent en cadence alors que l’aiguille vient se frotter contre le vinyle, le va-et-vient de Mushroom soumettant une texture abrasive à l’ensemble. Cet art du collage parfait, où la soul mécanique s’articule en osmose avec le tranchant d’une guitare, jette un pont pour le flow articulé de 3D. Un slam qui accentue la paranoïa environnante.
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« I was looking back to see if you were looking back at me to see me looking back at you”
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L’obsession est juste redoutable, la manifestation d’un travail aussi soigné qu’affûté.
Dans le prolongement, One Love se meut au gré d’un tempo décéléré. L’impression de flottement est caractéristique d’un souci de trancher avec des coups de lames intimidants. Côté chant, c’est le timbre de miel de Horace Andy qui captive. Le Jamaïcain, courtisé par Daddy G, pose ici son reggae au ralenti. Ici naît le début d’une longue collaboration avec Massive Attack. Le chanteur, contacté après avoir reçu un riddim du titre, sera propulsé au titre de membre émérite de la troupe. Choix pertinent et coup d’éclat décuplé en ne le missionnant pas à cette seule tâche.
Horace Andy nous donne encore des frissons tout au long de la progression d’Hymn Of The Big Wheel, neuvième et dernière piste (co-écrite par le groupe et Neneh Cherry). Il en ressort une beauté patente, une émanation quasi spirituelle. Pour avoir eu le privilège de vibrer face à la diffusion vivante, livrée a capella par l’intéressé, c’est peu de dire que le gonflement émotionnel est de taille ! La supplique y est déchirante, ouvrant des perspectives annonciatrices d’une suite aux contours plus climatiques… Comme si la pause de trois années écoulées entre Blue Lines et Protection n’avait été qu’une mise en sommeil salvatrice… Tentez l’enchaînement avec la douceur amère de Tracey Thorn, la transition est concrètement un enchantement charrié de mélancolie.
C’est sans nul doute cette idée qui permit au recueil de rameuter tout autant les adeptes d’humeurs ardentes que celles et ceux plus amateurs de sensations affectées. Concernant la production, les acteurs de ce premier chapitre seront appuyés par le travail de catalyseur de Jonny Dollar (Jonathan Peter Sharp dans le civil). À l’occasion de diverses interviews accordées à la presse, 3D louera les compétences de ce dernier et sa contribution, comme celle de Cameron McVey, à la réussite du projet :
« Il y avait une chimie entre nous qui a permis d’aboutir au résultat du premier album. Nous avions l’habitude de partager la musique en tant que dj, de découper les choses avec notre sound system, de coupler des instruments avec des voix, une manière très hip-hop d’échantillonner de petits morceaux de musique puis de les relier et d’en faire des pistes entières. C’était une toute nouvelle façon de travailler. Jonny et Cameron ont joué un rôle essentiel car ils ont pris quelque chose de très brut et ont contribué à le transformer en quelque chose de beaucoup plus sophistiqué. (…) Ce fut une série de batailles et d’épreuves, et il a vraiment fallu que Jonny, Cameron et Neneh nous forcent à sortir ce que nous avions concentré, sinon notre attention se perdait immédiatement.»
3D dans une interview à « The Independent »
La contre-culture s’invite dans les salons et le melting-pot culturel fait mouche ! Preuve en est sur les notes de Blue Lines, plage qui confère à l’œuvre son appellation. Le ping pong des trois acolytes (3D, Daddy G et Tricky) est ficelé à merveille, niché sur un downtempo muselé pour ne pas dire opiacé. Les claquements agiles servent alors de trace, alors qu’un clavier et une rondeur de basse viennent édulcorer une matière venant mourir sur une dernière strophe susurrée par le garçon de Knowle West, point de chute d’une synergie émérite.
Je ne zapperai pas de l’inventaire la reprise Be Thankful For What You’ve Got, déterrée du catalogue du crooner rhythm and blues William DeVaughn. Massive Attack entreprend avec panache son labeur de recyclage avec l’aide de Tony Bryan au chant et de Baillie Walsh (à nouveau) pour une vidéo mêlant effeuillage et grande classe … Five Man Army déboule quant à lui avec son dub ensorcelant, auréolé par la voix burinée de Daddy G et l’arrière-plan envoûté par quelques miettes soutirées du répertoire de notre ganja man de service… Lately place de son côté la molette sur des basses poussées à bloc (merci au passage à Bryan « Chuck » New pour le mixage).
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Dele Fadele du NME qualifiera l’album ainsi :
« Le plus élégant, le plus meurtrier, le plus courtois et le plus déroutant jamais entendu en 1991. »
Pour Les Inrocks, Jean-Daniel Beauvallet décrira le phénomène de la sorte :
« Dans la musique anglaise, il y a un avant et un après Blue Lines, album fondamental de 1991. Un disque-constat, postmoderne, qui affirme que le futur s’écrira désormais sur les décombres du passé. »
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Blue Lines, applaudi par la critique, va amorcer une suite non précipitée par la frénésie d’un juteux business. Dans la lignée, avec un savoir-faire accru, Protection confirmera en 1994 l’aura des prodiges sur la scène internationale. En 1998, soit sept ans après les prémices de leur premier grand format, la carapace se durcit, l’humeur vire en un magma plus dense, électrique pour ne pas dire tribal et magnétique. Mezzanine est l’apothéose oppressante de Massive Attack. Le trio explose tant pour sa renommée qu’au titre, plus intrinsèque et douloureux, de ses propres composantes. La mainmise progressive mais réelle de Robert Del Naja reviendra, par épisodes à notre bon souvenir à l’occasion de sorties espacées dans le temps, plus froides, plus politiques, plus stagnantes. Je tomberai aussi à la renverse lorsque Blue Lines ressortira en 2012, enrichi d’une re-masterisation ahurissante.
Trente ans après avoir repoussé bien des lignes, Blue Lines se déguste encore tel un témoignage d’une époque retentissante. Pour autant, son impact aujourd’hui n’est nullement éprouvé par les affres du temps. Toujours aussi révolutionnaire, l’incarnation d’une synthèse étourdissante capable de lier l’inaccordable. Bref, un chef d’œuvre résolument moderne, à jamais gravé dans la mémoire collective.
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Blue Lines – Massive Attack
Circa Records / Virgin – 8/04/1991
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Dessin bandeau : Cécile Le Berre Illustrations