[dropcap]D[/dropcap]ans son essai, Des heures à lire, Virginia Woolf nous rappelle combien il est important de lire les livres nouvellement édités car au milieu de ces parutions, sans que nous puissions savoir précisément où, se cachent ceux qui nous représenteront aux yeux des générations suivantes, ceux qui permettront un dialogue avec notre temps quand nous serons déjà couchés sous terre. Parce que le nouveau roman de Niviaq Korneliussen, La vallée des fleurs , traduit du danois par Inès Jorgensen, semble avoir cette qualité rare de décrire avec puissance un moment de notre civilisation, peut-être aura-t-il ce rôle précieux d’être la voix de la jeunesse Inuite Groenlandaise du début du XXIème siècle pour aujourd’hui et au-delà. Le précédent ouvrage de l’autrice, Homo Sapienne, qui a connu un grand succès au Groenland mais aussi dans de nombreux autres pays, décrivait déjà la complexité des relations interindividuelles entre de jeunes Inuits en recherche d’identité individuelle, de place dans leur société et sans doute d’avenir.
Dans La vallée des fleurs, l’exposé des caractères ne se limite plus à interroger les interactions entre les membres d’une jeunesse écorchée, mais se positionne résolument cette fois sur le champ de l’analyse sociétale, ce qui fait de cet ouvrage à la fois le bouleversant récit de la trajectoire de la jeune héroïne du roman mais également une charge violente contre la société groenlandaise et sa puissance tutélaire, le Danemark. Sans nom, le personnage principal également narratrice, va opérer un large mouvement de zoom avant, comme le ferait un réalisateur de cinéma, depuis une première partie, intitulée « Eux », jusqu’à la dernière, « Moi », qui se resserrera comme un étau sur elle. « Eux » ce sont d’abord la famille ; une mère, anaana, et un père, ataata, qui comme la plupart des parents semblent organiser le pire sans que nous n’ayons jamais vraiment l’impression qu’ils s’y prennent plus mal que les autres avec leur fille. Ils seraient même relativement ouverts, sans doute évidemment plus par résignation que par choix, à sa relation homosexuelle avec Maliina ainsi qu’à son départ pour l’université d’Aarhus au Danemark. « Eux » c’est aussi la société et particulièrement cette petite communauté du bout du monde, celle qui pèse de ses normes étroites et désuètes, de ses diktats, celle qui étouffe ses membres au lieu de permettre leur épanouissement.
C’est d’ailleurs cette coupure entre « Eux » et elle qui va déclencher une forte déstabilisation chez l’héroïne, qui ne parviendra pas à trouver sa place sur le continent pas plus que dans son parcours estudiantin. Alors que ce départ, cette échappée vers l’ailleurs lui apparaissait comme le seul moyen de reprendre son souffle, elle comprend rapidement que là comme ailleurs elle ne trouvera pas non plus sa place. Sans cesse rappelée à sa différence d’apparence physique, mais aussi de culture, elle va rapidement plonger dans un terrible malaise métaphysique, faisant resurgir les épisodes les plus traumatiques de son enfance ainsi que ses souffrances les plus vives, comme le départ de sa grand-mère adorée, son aanaa, et la séparation d’avec sa compagne. C’est alors que la cousine de cette dernière se suicide tragiquement et qu’elle saisit l’opportunité de la rejoindre dans le Groenland de l’Est afin de la soutenir dans cette épreuve et échapper ainsi aux démons qui l’étreignent et la menacent au sein d’une communauté danoise perçue comme suprémaciste vis-à-vis des groenlandais.
« On ne trouve pas d’explication incontestable au fait que les gens se tuent quand arrive le soleil de minuit, mais une des hypothèses serait qu’ils deviennent dépressifs quand ils dorment trop peu, une autre que, après un hiver sombre et froid, ils gagnent des forces à mesure que les journées se font plus claires et plus chaudes, mais que, lorsqu’enfin elles sont là, ils réalisent que la vie ne s’améliorera pas pour autant. Jamais. »
Niviaq Korneliussen
Car la question du suicide est la grande question du roman, une sorte d’aporie inévitable pour tous ceux qui, écartelés par une équation existentielle intenable, finissent pas lâcher prise. Oubliez les clichés sur les sociétés du grand Nord en harmonie avec la nature, baignant de façon idyllique dans un folklore et des traditions séculaires ! Niviaq Korneliussen nous parle du Groenland d’aujourd’hui, un pays traumatisé par des années de dépendance totale, une société écartelée entre tradition et modernité, une société violente où la jeunesse est confrontée aux mêmes difficultés que tous les jeunes de la planète ( assignations sociales, problématiques post coloniales, respect des identités de genre) , auxquelles s’ajoutent des conditions extrêmes, un isolement que chacun voudrait voir cesser mais qui rend paradoxalement toute fuite très complexe.
Le roman se double d’ailleurs d’une seconde ligne narrative rédigée en lettres capitales, avec des caractères d’imprimerie plus forts comme s’ils étaient indispensables pour supporter le poids de leur contenu. Cette voix off nous parle depuis les titres des chapitres, qui ont parfois la longueur et la structure d’une phrase. Ils annoncent de manière macabre nombre des suicides que l’on va rencontrer au cours du récit, mais ils anticipent aussi ou au contraire reviennent sur des événements passés, créant un fil qui maintient le lecteur dans une tension certaine, une urgence à poursuivre. Ils disent en quelque sorte que tout ce qui pourra être raconté dans le roman, pourra être dit, ne conduit qu’à cela, à la perte irrémédiable. On ne peut dès lors s’empêcher de faire dialoguer dans notre tête la jeune inuite et les fantômes qui traversent le texte, avec pour les plus modernes, les sœurs Lisbon de Virgin Suicides, une Thelma ou une Louise, tous ces femmes qui n’ont trouvé qu’une seule issue à leur quête de sens.
« TA GRAND-MERE T’A TROUVÉE DANS UNE DES CHAMBRES DE SA MAISON EN RENTRANT. LES MEUBLES DE LA CHAMBRE ONT ÉTÉ ENLEVÉS, LE SANG A ÉTÉ LAVÉ, MAIS LE MUR EN A ABSORBÉ BEAUCOUP, ET ELLE Y PENSE LA NUIT, QUE LE SANG DE TA CHAIR EST SUR LE CÔTÉ DROIT DU LIT, QU’ELLE A MAINTENANT DÉPLACÉ DU CÔTÉ GAUCHE DE LA CHAMBRE. ELLE REGARDE DES PHOTOS DE TOI OÚ TU ES JOYEUSE, ELLE ESSAIE DE SE SOUVENIR DE TOI COMME ÇA, ET ELLE NE SAIT PAS CE QUI LA FÂCHE LE PLUS, QUE TU AIES DÉTRUIT SON FOYER POUR TOUJOURS OU QUE LA DERNIERE IMAGE QU’ELLE AIT DE TOI SOIT TA TETE SANS VISAGE »
Niviaq Korneliussen
Comme elles, la jeune Inuit exprime un idéal de liberté qui suscite envie et admiration. Elle titube mais ne renonce pas à ce qui est le plus fondamental pour elle. Liberté de la relation amoureuse dans des pages magnifiques et sensuelles, liberté d’action quand elle essaye de reconstituer la jeunesse de sa grand-mère auprès de ceux qui l’ont connue. Niviaq Korneliussen possède l’audace et la radicalité qui font de son style et de sa parole quelque chose de neuf, de subversif et de salutaire. Le lecteur est surpris, parfois perturbé, mais in fine reconnaissant à la romancière d’avoir osé dire, osé écrire ce qu’il faut bien in fine entendre. Tous les personnages du roman montrent leurs fragilités et semblent comme en sursis. Ils ont la beauté des Kintsugis, ces vases japonais dont la reconstruction magnifient les blessures, mais qui portent toujours en eux, et peut-être doublement, la possibilité de la fracture.
« Elle me fait un petit baiser en me prenant la main. Anaana nous jette un regard en coin et essaie de contrôler son enthousiasme. Elle s’imagine sans doute combien ses petits-enfants seraient parfaits si Maliina leur donnait naissance. Elle se tient immobile, serrant contre elle un plat avec un immense canard. »
Niviaq Korneliussen
La vallée des fleurs est un texte intense dont aucun lecteur ne reviendra indemne. La jeune inuite va nous raconter son histoire jusqu’au bout, avec courage, de façon libre et crue. Elle ne nous lâchera la main qu’à la dernière page du livre quand son trajet et le nôtre se séparent irrémédiablement et que nous ressentons comme une grande perte, une révolte.
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La vallée des fleurs de Niviaq Korneliussen
Traduit par Inès Jorgensen
La Peuplade, janvier 2022
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